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La suspension du jugement ou les origines
du scepticisme dans la philosophie antique.
Patrick Perrin
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X/XII SAINT AUGUSTIN ET LES ACADEMICIENS
« Le Contra Academicos d’Augustin (titre français : Contre les Académiciens,) écrit juste après sa conversion en 386, est une oeuvre surprenante. On aurait pu penser que le nouveau converti ne s’intéresserait plus qu’à l’étude de l’écriture, or c’est à des questions philosophiques qu’il consacra les dialogues de Cassiciacum. Deux années plus tôt, il avait vécu, après sa période manichéenne, une crise sceptique qui fut sans doute plus profonde qu’il ne le reconnaît lui-même, puisque, aussitôt converti, il entreprit de réfuter philosophiquement cette orientation qui, chez lui, du fait de sa dépendance par rapport à Cicéron, est entièrement identifiée à la Nouvelle Académie. » Emprunté aux Scepticismes de Carlos Lévy (p. 87), cet extrait illustre parfaitement la relation entretenue par St Augustin avec la philosophie. Alors que Cicéron (voir mon précédent article) l’avait auparavant mise au service de la politique, St Augustin en fera un outil mis à la disposition d’un théisme radical (le théisme est une doctrine qui affirme l’existence d’un dieu unique et transcendant. L’athéisme est la doctrine qui lui est opposée.) Ceci étant, St Augustin s’est converti. Que cela signifie-t-il ? Tout simplement, qu’indépendamment d’une indéniable inclination pour ce qu’il faut bien appeler le mysticisme, St Augustin n’a pas toujours été un « homme de dieu. » Le St Augustin d’avant la conversion était certes séduit par la transcendance (doctrine selon laquelle il existe une réalité totalement inaccessible à l’expérience) mais ne la vivait pas encore. D’ailleurs, écoutons-le : « O seigneur, Dieu de vérité, suffit-il pour vous plaire de connaître ces choses ? Malheureux l’homme qui en a la science totale et vous ignore ; mais heureux celui qui vous connaît, même s’il les ignore ! (Les Confessions, L5, IV.) » Après ce procès intenté à la connaissance (pour St Augustin, elle n’est que vanité), en voici un autre destiné, cette fois-ci, a sanctionner les plaisirs de la chair : « Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, (...) mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile. A peine avais-je fini de lire cette phrase qu’une espèce de lumière rassurante s’était répandue dans mon cœur, y dissipant toutes les ténèbres de l’incertitude. (Les confessions p. 175.) » Echo lointain du « corps prison » de Platon (427/347 av. J.C.), cette dernière évocation sonne comme une condamnation sans appel des plaisirs dispensés par les sens. Finalement, peut-on être davantage « plus royaliste que le roi ? »
Seulement, pour accéder à cette sorte de béatitude, encore faut-il se débarrasser du doute dérangeant des sceptiques. Car, si l’on doute de ses propres sens, comme de sa propre pensée, comment ne pourrait-on pas douter des perverses croyances distillées par l’esprit ? La dramaturgie mise en scène dans les Confessions exprime ce déchirement entre le désir et le renoncement à un plaisir qui l’apaiserait. Les Confessions sont la négation même de la vie. D’ailleurs, St Augustin ne s’en est pas caché : « La vie temporelle n’est que le noviciat de l’éternité ; les malheurs n’y sont, pour le chrétien, qu’épreuve et châtiment (La cité de dieu.) » Si l’on veut bien suivre St Augustin, on ne vit que pour souffrir et plus on souffrira, plus on aura de chance de parvenir – enfin ! – à la cité céleste. Les premiers seront les derniers... !
Pour la pensée augustinienne, il existe donc deux cités. La première, terrestre, se distingue de la seconde, céleste, en raison de sa soumission au temps. Cependant, et contrairement à l’avis de Platon, le temps augustinien n’est pas une chute ni une corruption. Il est une attente, un intermédiaire entre un passé qui n’est plus (sauf sous la forme de souvenirs) et un futur qui n’est pas encore advenu même s’il est déjà présent dans l’esprit. Pour St Augustin, le temps ponctue une évolution qui, débutée durant la prime jeunesse, conduit vers une grâce qui ne peut être acquise, que beaucoup plus tard, et seulement à la suite d’un acte de foi. Mais, un acte de foi envers qu’elle entité ne pouvant être approchée que par ce moyen ? Dieu ! Nous dit St Augustin au fil des pages des Confessions. Mais alors, à qu’elle cité s’adresse le doute augustinien ? Certainement pas à la cité céleste dont l’existence repose sur un dogme absolu. Reste donc la cité terrestre à l’intérieur de laquelle, et selon la doctrine sceptique, il ne peut exister de certitude. La grande différence entre le scepticisme académicien, ou pyrrhonien, avec celui de St Augustin, résulte de l’aversion de ce dernier envers l’incertitude. Il ne supporte pas le doute car, croit-il, l’esprit humain constitue une unité dont les parties sont indissociables. Il en découle que si l’intellect doute, c’est la totalité de l’être qui sera englouti dans ce doute. Dès lors, le doute devient désespérance et doit, par conséquent, être éradiqué. Certes, mais à quel prix ? Pour évaluer ce coût, il suffit de lire les Confessions, livre qui nous raconte le terrible combat qu’un homme peut mener contre lui-même. Ecoutons donc St Augustin : « Pourquoi donc hésiter à quitter les espérances du siècle pour me donner tout entier à la recherche de Dieu et de la vie heureuse ? Mais un instant encore ! Les biens de ce monde sont aimables aussi, ils ont leur douceur qui n’est pas petite. Il ne faut pas se hâter de briser l’inclination qui m’y porte : il serait honteux d’y revenir ensuite. Les Confessions, p. 123. » Outre la crainte d’une honteuse et coupable régression, St Augustin tente de montrer qu’il ne peut y avoir de bonheur sans vérité et que cette vérité ne peut être acquise sans l’aide de dieu : « C’est que le bonheur, nous dit-il, consiste dans la joie issue de la vérité. Et cette joie, c’est la joie qui naît de vous, qui êtes la Vérité même, ô Dieu (...) Les Confessions, p. 226. » Si donc, associer bonheur et vérité, est bien parole de philosophe par contre, attribuer cette vérité à une instance divine, est parole de mystique. Pour qui veut bien le suivre (et c’est loin d’être mon cas...), St Augustin peut être considéré comme un théoricien de la foi. Il a mis sa redoutable intelligence au service d’une douloureuse introspection destinée à montrer que la « vie terrestre » est bien vaine dès lors que les hommes vivent loin de dieu. St Augustin ne pouvait donc se contenter de la suspension du jugement si chère aux sceptiques. Pourquoi ? Tout simplement parce que cette suspension du jugement ne concernait que les limites d’une connaissance issue des sens. Or, pour St Augustin, : « Seule une divinité peut nous montrer la vérité (Contra Academicos, p. 17). » Et, s’il est possible d’imaginer une divinité, prétendre la percevoir apparaît bien vain.
Les douloureux déchirements avoués dans les Confessions montrent, si besoin était, que St Augustin s’est farouchement battu à la fois contre le doute, qui ne peut manquer d’envahir les esprits par trop lucides, et les inclinations inhérentes à la nature humaine. Finalement, en fidèle platonicien, St Augustin promulgue la « haine du corps enseignée pas Platon » (Michel Onfray, Les Sagesses antiques, Vol 1, p. 211.) Si l’on excepte le décalogue (les Dix commandements qui fondèrent la morale judaïque) St Augustin illustre jusqu’à la caricature l’immense préjudice existentiel infligé à l’Occident par la chrétienté. Pour cette idéologie mystique, vivre consiste en effet à sans cesse se repentir, souffrir et, surtout, craindre et se soumettre à dieu.
L’une des questions fondamentales, soulevée par le Contra Academicos de St Augustin, concerne la relation entre le vraisemblable et le vrai : « Rien ne me paraît plus absurde, fait-il dire à Trygétius, que de prétendre qu’on s’attache au vraisemblable quant on ne connaît point ce qui est vrai. Contra Academicos, p. 13. » Seulement, pourrait-on lui rétorquer, le vraisemblable ne prétend en aucun cas se substituer au vrai : il n’en est qu’une apparence. St Augustin procèdera de même envers le probable. Dans un premier temps, il prendra acte de la position des académiciens : « Les académiciens, nous dit-il, appellent probable ou vraisemblable, ce qui peut nous inviter à agir sans que nous y donnions notre entier assentiment. Je dis sans notre assentiment, c’est à dire sans que nous considérions comme vrai ce que nous faisons, ou que nous pensions le savoir, tout en le faisant. Contra Academicos, p. 13. » Peu après (Ibid. p. 15), il précisera plus nettement sa pensée : « Voici toute la différence que j’avais signalée entre les académiciens et moi : il leur avait paru que la vérité ne se pouvait connaître ; à moi, il semblait que si je ne l’avais pas encore trouvée, le sage pouvait la découvrir. » Ce dernier avis, est, une fois encore, celui d’un philosophe. Rappelons, en effet, l’étymologie de ce mot (attribué à Pythagore – VI av. J.C.) : d’origine grecque, le préfixe philos signifie : ami. Egalement d’origine grecque, le suffixe sophos signifie : sage. Etre philosophe veut donc dire : être ami de la sagesse. Or, et c’est tout le débat que soulève Contra Academicos : pour être véritablement un sage, il faut connaître. Or, est-il possible de connaître ? Si l’on répond par l’affirmative, on accepte de penser que la vérité existe et qu’elle est, rarement, il est vrai, accessible au sage. Dans le cas contraire, le sage ne peut rien connaître donc, il ne peut être sage. Cette alternative n’a pas échappé à St Augustin : « Maintenant donc, nous dit-il, peut-on trouver un sage ? Si on le peut, il peut connaître la sagesse (...) Si tu dis, au contraire, qu’on ne peut pas le trouver, alors on ne demandera plus si le sage connaît quelque chose, mais si quelqu’un peut être sage. Et cela étant établi, il faudra abandonner les académiciens et traiter avec toi cette question (...) Car ils ont cru, ou plutôt il leur a paru, et qu’il pouvait y avoir un homme sage, et que cependant l’homme ne pouvait avoir la science. Ils en concluaient que le sage ne connaissait rien (...) Contra Academicos, p. 17. » Dans la même page, St Augustin affine davantage son analyse : « De plus ; s’il reste encore un point à discuter avec eux, ce n’est pas si l’un ne peut rien connaître, mais si on ne doit donner créance à rien (...) Car il leur semble, comme à moi, que le sage connaît la sagesse. Ils l’avertissent cependant de ne donner pas son assentiment car d’après ce qu’ils disent, il lui semble seulement connaître, mais, en fait, il ne connaît rien. »
L’un des grands mérites de St Augustin fut de ne pas avoir nié que cette vérité, quête des philosophes, était très difficile à approcher. Cela explique sans doute qu’il ne soit pas resté indifférent aux avis des académiciens. Nous avons déjà évoqué l’influence de Cicéron (souvent cité dans le Contra Academicos) que St Augustin associe au scepticisme des académiciens pour ensuite mieux le contester. La question centrale soulevée par St Augustin est celle-ci : comment peut-on connaître ? Ecoutons la réponse de l’évêque d’Hippone : « Tout le monde sait qu’il y a deux moyens de connaître : l’autorité et la raison. Je suis résolu de ne m’écarter en rien de l’autorité du Christ ; car je n’en trouve pas de plus puissante. Quant à ce qu’il faut examiner avec la pénétration de la raison, car mon caractère me fait ardemment désirer de ne pas croire seulement la vérité, mais aussi de la comprendre, j’espère pouvoir trouver chez les platoniciens une doctrine qui ne sera pas opposée à nos saints mystères. Contra Academicos, p. 25. » Si nous voulons bien analyser ce dernier extrait, nous pourrons tout d’abord remarquer que St Augustin propose l’autorité comme premier critère de la connaissance. Mais, qu’est donc cette autorité ? Le Christ, vient-il de nous dire. Cette autorité serait-elle donc absolue ? Mais, si c’était le cas, connaître ne reviendrait-il pas à se soumettre ? Ou, pour paraphraser les stoïciens, donner son assentiment à une cause sans cause ?
St Augustin a tranché : créance est donnée à l’instance divine ! Ceci étant, et il ne peut le nier, la raison existe et l’une de ses vocations consiste à tenter de comprendre ce que sont les choses et les relations qui les unissent. Donc, émerge ce nouveau paradoxe : la filiation qu’il se prête avec le divin ne lui suffit pas. Il a besoin, en outre, d’une justification intellectuelle qu’il espère dénicher dans la pensée platonicienne. Ce besoin fut à ce point intense qu’il n’hésita pas à soupçonner les académiciens d’avoir dissimulé leur véritable doctrine : « Voilà donc ce que je me suis persuadé avec probabilité, comme je l’ai pu, touchant les académiciens. Si cela n’est pas vrai, peu m’importe : car il me suffit de ne pas croire qu’il est impossible à l’homme de trouver la vérité. Celui qui pense que les académiciens le jugeaient impossible, peut consulter Cicéron lui-même. Car il dit qu’ils avaient coutume de cacher leurs opinions et de ne les découvrir qu’à ceux qui avaient vieilli dans leurs écoles. Quelle était cette opinion ? Dieu le sait : je crois pourtant que c’était celle de Platon. Contra Academicos, p.25. » Ici, nous sommes presque chez les pythagoriciens (VI/V av. J.C.) : d’un coté les disciples exotériques (étrangers à la « vraie » connaissance) et, de l’autre, les ésotériques (détenteurs de cette « vraie » connaissance.) Curieux raisonnement qui tente de nous persuader que les sceptiques, si souvent réfutés, n’étaient pas véritablement des sceptiques. Par conséquent, si les sceptiques, à la manière d’Arcélisas (le fondateur de la moyenne Académie vers 268 av. J.C.) ont caché « le véritable sentiment des académiciens et l’ont enfoui comme un trésor que la postérité trouvera quelque jour. Contra Academicos, p. 24 », la réfutation de leur doctrine perd singulièrement de son utilité. Ceci posé, peut-on penser que l’avis de St Augustin soit stupide ? A la réflexion, pas autant que cela. Souvenons-nous, en effet, de la célèbre maxime de Socrate : « Je sais que je ne sais rien. » Certes, Arcélisas dira que cette sentence revendiquait déjà un savoir superflu (Cicéron, Les Académiques, LI 45) mais, lui-même, fit prévaloir le dialogue platonicien (donc socratique.) Ainsi, nous retrouvons, une fois encore, la redoutable ambiguïté résultant de la continuité historique entre l’Académie platonicienne et ses descendantes.
Finalement, le platonisme convenait parfaitement à la pensée augustinienne. D’ailleurs, il ne s’en est pas caché : « Il suffit, pour mon dessein, que Platon ait cru qu’il y avait deux mondes : l’intelligible où habitait la vérité, et l’autre sensible, que nous sentons évidemment par la vue et le toucher ; ainsi, le premier était le monde véritable, et celui-ci monde vraisemblable et fait à l’image de l’autre. C’est pourquoi le premier était le principe de l’éclat et la pureté dont brille la vérité dans une âme qui se connaît, et l’autre était la cause, non des connaissances, mais des opinions qui peuvent naître dans l’esprit des insensés. Contra Academicos, p. 24. » Il suffit donc d’établir la relation entre le monde intelligible et le monde sensible de Platon avec la Cité céleste et la Cité terrestre de St Augustin pour percevoir très clairement la filiation entre les deux pensées. Et cela, même si le premier était bien plus philosophe que le second. D’ailleurs, et quitte à frôler l’outrance, on peut même penser que les cités augustiniennes sont une sorte de quantification des mondes platoniciens.
Face au scepticisme des académiciens, toute l’ambiguïté de la pensée Augustinienne résulte de la puissance de cette doctrine. Puissance telle qu’il n’hésita pas à écrire que : « L’académicien, (même) lorsqu’il est vaincu, est vainqueur. Contra Academicos, p. 22. » Cela est d’autant plus vrai que, et paradoxalement, lorsque l’académicien nous dit que rien n’est connaissable, certes, il avoue son impuissance en cette matière mais prouve par là même que sa doctrine ne peut être contestée. Pour affirmer cela, il s’appuie entre autres sur la faiblesse des sens qui s’avèrent bien souvent inaptes à saisir le réel. Pour exemple, prenons la rame évoquée dans Contra Academicos. Plongée dans l’eau, cette rame paraît brisée alors qu’elle est droite. Cela est à ce point vrai que l’on peut illustrer ce fait par un syllogisme (raisonnement établi à partir de trois propositions : majeure, mineure et une conclusion qui est déduite de la majeure par l’intermédiaire de la mineure. Citons Aristote : Socrate est un homme (majeure), Tous les hommes sont mortels (mineure). Donc, Socrate est mortel (conclusion). Mais, revenons à la rame : Une rame plongée dans l’eau paraît brisée. Or, la rame que je vois me paraît brisée. Donc, cette rame est plongée dans l’eau. Si l’on y réfléchit bien, ce type de raisonnement démontre la réalité d’un phénomène perçu qui est complètement étranger à la véritable réalité. Cela veut dire que l’esprit humain est capable de mettre logiquement en relation des énoncés qui peuvent s’avérer faux. Prenons pour exemple un nouveau (et célèbre) syllogisme énoncé par Ionesco : Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc, Socrate est un chat... ! Bien que sa conclusion soit totalement fausse, ce raisonnement, en tant que raisonnement logique, est cependant indiscutable. Il en découle que les hommes sont donc exposés à deux sortes de tromperies. La première concerne le relativisme des connaissances issues des sens et la deuxième, relève de certains raisonnements totalement coupés de la réalité. Ici, nous sommes au cœur de la problématique sceptique. Alors, comment y réchapper ? Deux voies sont possibles : soit, nous prenons acte de ce fait et nous en accommodons quitte à suspendre notre jugement lorsque nous parvenons aux limites de ce que nous pouvons connaître ou, nous nous en remettons à une sagesse divine, supposée être seule détentrice de la vérité. Après moult hésitations, St Augustin opta (non sans états d’âme) pour cette deuxième solution. Remarquons, cependant, qu’une condition est impérativement nécessaire pour s’engager dans une telle voie : croire, et sans aucun doute, en un monde transcendant. De ce point de vue, la suspension du jugement n’est pas un renoncement ni une capitulation honteuse. Elle ne fait que prendre acte d’une réalité : la connaissance de ce qui est connaissable dépend de la faculté de connaître accordée à l’esprit humain. Aller au-delà, implique un acte de foi c’est à dire, cette fois-ci, à un véritable renoncement. Peu d’hommes d’esprit ont aussi brillamment illustré ce dilemme. St Augustin fut l’un des membres les plus zélés de cette confrérie, tout entière vouée au divin. Comme Descartes l’affirmera bien plus tard, puisque la perfection n’existe pas dans ce bas monde mais, que l’on puisse l’imaginer, elle doit bien exister quelque part. De même, pensa St Augustin. D’ailleurs, écoutons-le : « Du fond de mon cœur je vous croyais incorruptible, inviolable et immuable. Je ne savais d’où et comment me venait cette certitude, mais je voyais avec évidence, j’étais certain que ce qui peut se corrompre ne vaut point ce qui ne le peut pas. Sans hésiter, je mettais ce qui ne peut être blessé au-dessus de ce qui peut l’être, et ce qui ne souffre pas le changement me paraissait meilleur que ce qui est sujet à changer. Les Confessions, p. 129. » Précurseur de Descartes, St Augustin vient de nous dire que dieu est la perfection. Mais, quels sont les attributs de cette perfection ? l’incorruptibilité, l’inviolabilité, l’immuabilité, l’inchangeabilité donc, l’intem-poralité mais, où sommes-nous donc ? Dans la cité céleste... « Dieu créa l’homme à son image », tente de nous apprendre la bible. Soyons clément et donnons notre assentiment à cette fable finalement inoffensive (sauf pour la première femme née d’une côte plus virile... !). Donc, admettons ! Mais, dans ce cas, je demande au démiurge de s’expliquer sur l’imperfection de son oeuvre ! Pourquoi les humains ne pourraient qu’imaginer ce qu’il est alors que, selon les enfantillages des « saintes écritures », il serait notre créateur ?
Qu’il soit académicien ou pyrrhonien, le sceptique nous préserve de cette prétendue origine de l’humanité et, St Augustin ne put le nier, ce sceptique connaît les limites de sa raison et ne prend même pas la peine de déplorer cette faiblesse. Certes, il doute. Mais, portons cette question à son crédit : est-il véritablement possible de ne pas douter ? De l’exactitude de l’idée que l’on se fait de nous-même ? De ce que perçoivent nos sens ? De nos propres pensées ? Et, lorsque l’on croit, de l’objet de notre croyance ? Bien présomptueux serait celle ou celui qui prétendrait s’abstraire de ces doutes ! Tout comme Descartes, St Augustin ne pourra faire l’économie de ce doute. Hyperbolique (qui est excessif) chez le premier, transitoire et attente chez le second, le doute est une incursion dans la négativité. Cela dit, il n’y demeure pas. Il est un moment, au sens dialectique de ce terme. C’est ainsi que Descartes doutera pour ne plus douter et St Augustin doutera pour mieux approcher la certitude issue de la foi divine. Finalement, pour St Augustin, les erreurs dont les sceptiques tentent de nous préserver sont autant de signes dévoilant les failles d’une science humaine coupée du divin. Sans dieu, nous dit-il, pas de véritable connaissance et, à fortiori, pas de science. Nous mesurons ici toute la différence entre le doute socratique, donc la vocation première était d’approcher la science (Cf. le Théétète de Platon) et le doute augustinien dont le rôle essentiel est de démontrer que cette même science est hors de portée.
L’inféodation de St Augustin envers son dieu ne concerne pas uniquement la connaissance. Outre ce débat, il affirme que même un ignorant peut être heureux s’il connaît dieu (Les confessions, cf. supra.) Ici, et malgré son évocation dans Contra Academicos (p. 2,) il rejette l’avis de Cicéron : « Or, nous dit-il, notre Cicéron prétend que celui qui cherche la vérité est heureux, alors même qu’il ne peut parvenir à la trouver. » Lorsque l’on met en perspective Contra Academicos et les Confessions, on voit très clairement que St Augustin ne peut s’accommoder du doute. L’obligation de suspendre son jugement lui est à ce point insupportable et douloureuse qu’elle le plonge dans un désespoir résultant de l’impossibilité de découvrir une certitude inaccessible : la desperatio veri. Manifestation ultime et désespérée de la raison ? Peut-être... Besoin tout aussi désespéré de détenir un critère susceptible d’expliquer l’inexplicable ? Peut-être, encore...
Que St Augustin ait eu la foi, soit ! Après tout, ce n’est pas forcément un crime ! Par contre, plonger dans cette foi au prix du renoncement de soi-même peut en devenir un surtout lorsque l’on prétend l’imposer à autrui (ce ne fut pas son cas.) Par ailleurs, il est difficilement compréhensible que l’assujettissement au dieu des chrétiens ou à celui des musulmans soit à ce point précédé par la haine du corps. Emblématique par excellence de ce fait, le St Augustin d’avant sa conversion ne trouve aucune grâce à ces yeux. Ecoutons-le : « L’une et l’autre (la concupiscence, notamment,) fermentaient confusément, et ma débile jeunesse emportée à travers les précipices des passions était plongée dans un abîme de vices. Les Confessions, p. 38. » La forme de cet extrait est irréprochable, mais le fond ? Faut-il donc éprouver de la honte parce que l’on a cédé aux flèches cupidiennes ? Le fameux dieu créateur de St Augustin aurait-il donc doté l’homme de désirs avec l’unique intention qu’il n’y céda point ? L’homme coupé du divin ne serait-il qu’un « faux homme » ? Désirer, aimer (charnellement parlant), ne seraient-ils que des vices ? La culpabilité qui en découlerait ne serait-elle qu’une épée de Damoclès brandie au-dessus de la tête des hommes ? Voici quelques questions soulevées par le mysticisme de St Augustin.
Toutefois, ces questions en sous-tendent une autre qui concerne, cette fois-ci, la liberté humaine. Les deux Cités augustiniennes reposent sur un dualisme intérieur à l’homme auquel un choix est offert : faire bon usage de la liberté que dieu lui aurait offert, et cela dès son passage provisoire dans la Cité terrestre ou, en faire un mauvais usage. St Augustin nous dit que deux voies sont possibles. Soit, l’amour de soi va jusqu’au mépris de dieu ou, l’amour de dieu va jusqu’au mépris de soi. Ici, le paradoxe soulevé par l’assujettissement et la croyance au dieu augustinien est absolu. En effet, il affirme qu’on ne peut croire et s’aimer en même temps car, finalement, l’un est incompatible avec l’autre. Il en ressort que la vertu (ensemble de comportements visant à l’acquisition d’une vie heureuse) revendiquée par Platon, les stoïciens ou les épicuriens ne relève plus simplement des conduites humaines mais de la foi divine. La vertu chrétienne ne repose plus sur la recherche du bonheur sur la terre mais sur l’espérance d’une vie bienheureuse dans une Cité nouvelle et incorruptible.
La béatitude est donc foi et foi, espérance. Mais, espérer présuppose que l’on croit en l’objet de cette espérance. C’est ici que divergent radicalement l’espérance du croyant et la non-espérance du non-croyant. Le face à face entre St Augustin et les académiciens illustre parfaitement cet antagonisme qui recoupe singulièrement celui qui départage le dogmatisme du scepticisme. Plus tard, d’autres philosophes, Descartes, Hegel etc. l’incarneront à leur tour car, depuis son origine, la philosophie, notamment occidentale, s’est nourrie de cet antagonisme. Entre muthos et logos, il faut choisir, écrivit Platon...
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