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La suspension du jugement ou les origines du scepticisme dans la philosophie antique

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La suspension du jugement ou les origines
du scepticisme dans la philosophie antique.
Patrick Perrin

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IV/XII LE SCEPTICISME ET LE DOUTE



InterrogationComme je l’ai précédemment suggéré (et un peu à l’encontre de Carlos Lévy - Les scepticismes, p. 8 -) le doute, que l’on peut considérer comme fondateur de l’attitude sceptique, paraît être une faculté intellectuelle commune à la plupart des humains. Toutefois, pour douter de quelque chose, il faut bien préalablement que ce quelque chose existe. Par exemple, lorsque Hésiode nous dit que grâce à Eros, la terre (Gaïa) et le ciel (Ouranos) s’unirent afin de permettre le passage du chaos au cosmos, il ne nous transmet pas un savoir ou une connaissance. Il nous raconte seulement une histoire au sujet de laquelle on ne peut douter car Eros, Gaïa et Ouranos n’ont pas de réalité matérielle pouvant générer une appréciation rationnelle. Par contre lorsque, un peu plus tard, Thalès affirme que l’eau est l’origine des choses, il émet un avis susceptible d’être remis en cause par le doute d’un autre penseur. En effet, définir un principe générateur de tout ce qui existe revient à affirmer l’existence d’une cause matérielle qui, elle-même, est sans cause dans le sens ou elle ne peut être démontrée. Or, une affirmation qui ne repose pas sur une démonstration irréfragable peut être contredite par une autre affirmation de même nature. C’est ainsi que les présocratiques se sont retrouvés dans un profond désaccord (divergence d’avis) au sujet des principes générateurs de tous les étants. L’eau, chez Thalès, l’air, chez Anaximène, le feu, chez Héraclite etc. Toutes ces conceptions ont un point commun : elles sont indémontrables et, conséquemment, s’annulent les unes et les autres. A la suite du sophiste Protagoras (« Il fut, rappelons-le, le premier qui déclara que sur toute chose on pouvait faire deux discours exactement contraires » le sceptique Sextus Empiricus a bien relevé le caractère dogmatique de ces affirmations : « A tout argument sur lequel a porté ma recherche qui établit quelque chose dogmatiquement, il me paraît que s’oppose un autre argument établissant quelque chose dogmatiquement, égal au premier quant à la conviction et à l’absence de conviction. Ibid. I, 203. »


Sextus vient de nous dire que si A = B est plausible, A = non B l’est tout autant surtout si A et B appartiennent aux choses “obscures” donc, insaisissables. D’évidence, un esprit fonctionnant de la sorte ne peut que douter et s’interroger sur la difficulté de connaître le fond ou l’essence des choses. Sextus ne dit pas autre chose lorsque, après avoir évoqué le fragment 21 d’Anaxagore « Ce qui est visible ouvre nos regards sur l’invisible », il constate « qu’il est clair que nous ne pourrons pas dire ce que chaque objet réel est selon sa nature, c’est à dire purement et simplement, mais seulement ce qu’il paraît être relativement à quelque chose. Il s’ensuit que nous devons suspendre notre assentiment à propos de la nature même des choses. Ibid. I, 140. » Cependant, il arrive que, poussé dans ses derniers retranchements, le doute se retourne contre lui-même C’est ainsi, par exemple, que Sextus, (Ibid. p. 30) nous fait savoir « Que la critique principale adressée par les sceptiques pyrrhoniens aux nouveaux académiciens (sceptiques, eux aussi) était qu’ils avançaient une thèse dogmatique en déclarant que les choses étaient insaisissables, alors que les " vrais " sceptiques disaient ne pouvoir décider si elles étaient saisissables ou insaisissables... » Sextus vient donc de nous faire remarquer que les académiciens, non seulement ne doutaient pas, mais, de surcroît, dogmatisaient. Certes, cet avis n’est pas dénué de pertinence mais remarquons qu’il nous renvoie à la forme négative du dogmatisme qui consiste à affirmer que telle chose n’est pas. Il appert donc que dogmatiser revient à affirmer ou nier l’existence d’une chose avec une égale conviction. Un philosophe présocratique a parfaitement illustré cette ambivalence : Parménide. De fait, lorsque l’éléate nous dit que « l’Etre est », il affirme dogmatiquement l’existence de cet être. A l’opposite, lorsqu’il déclare que le « non-Etre n’est pas », il affirme tout aussi dogmatiquement la non-existence de ce non-Etre. Cette bipartition de l’affirmation dogmatique nous renvoie, assez paradoxalement, à une autre. En effet, lorsque le croyant déclare que dieu existe, il dogmatise dans le sens de l’existence. Par contre, lorsque l’athée affirme que dieu n’existe pas, il dogmatise aussi mais, cette fois-ci, dans le sens de la non-existence. Finalement, en cette matière, le véritable sceptique est l’agnostique qui, lui, refuse de se prononcer sur l’existence ou la non-existence de dieu et, tout comme Sextus, il suspend son assentiment dans un sens comme dans l’autre. Ici, le doute, sceptique par excellence, renvoie dos à dos l’affirmation du oui et l’affirmation du non. Nous pouvons noter aussi qu’il s’inscrit en faux contre la logique boolienne qui repose sur le tiers exclus : Si A, alors non B donc si B, alors non A.


Si l’on veut bien apporter notre créance à cette analyse, il apparaît d’une manière assez claire que le doute est le signe distinctif d’un scepticisme pouvant être qualifié de radical : « Aucune chose n’est plus ceci que cela », pensa Pyrrhon d’Elée (IV/III av. J.C.). Redoutable arme de combat, dressée contre toutes les affirmations, le doute est insurrectionnel dans la mesure ou il ôte l’espérance d’une raison vouée à la connaissance. Définitivement libéré de l’obligation de prouver quoique ce soit, il incarne un subjectivisme sans entrave et sans devoir métaphysique.


Si le doute sceptique aboutit à une suspension radicale et définitive du jugement, il en va tout autrement pour le doute socratique. Pouvant être qualifié de méthodologique, ce doute a pour finalité de dénicher la “chose en soi” : que sont le Bien, la Justice, le Courage etc. Le doute socratique n’est qu’un outil mis au service d’une certitude : il existe un ordre de réalité qui transcende à la fois les sens et les avis de la raison qui les interprète. « Le doute socratique, nous dit Jean Brun, est un refus de cette mémoire qui ne porte que sur des connaissances extérieures que le sophiste cherche à collectionner pour pouvoir parer à toutes les éventualités et manier les hommes selon les circonstances ; mais ce non-savoir est un non-savoir qui se connaît et se sait tel au nom d’un savoir plus haut. Socrate, p. 71. » De fait, le « Je sais que je ne sais rien » revendiqué par Socrate est un savoir des plus redoutable dans la mesure ou il invalide à priori le savoir dont se prévalent ses interlocuteurs. En effet, cette posture intellectuelle s’avère des plus protectrice car raisonner à partir de l’ignorance dispense de recourir à un critère. A l’inverse, la revendication d’un savoir oblige son auteur à justifier ce savoir donc à démontrer sa pertinence. Le doute socratique repose sur une certitude : les hommes croient savoir mais, en réalité, ils ne savent rien. Loin d’être systématique (comme le doute sceptique) le doute socratique a une fonction essentiellement gnoséologique (théorie philosophique de la connaissance.) C’est pourquoi il est mouvant et temporaire.


Base de la philosophie de Descartes (1591/1650), le doute méthodique a également une fonction gnoséologique. Dans un premier temps il consiste à se débarrasser d’opinions considérées comme vraies pour, dans un deuxième temps, ne retenir que celles ayant résisté à cet examen. A l’inverse du doute sceptique, le doute méthodique est un moyen visant une fin : la certitude. Finalement, Descartes doute pour ne plus douter alors que les sceptiques (tout comme Montaigne, d’ailleurs) doutent pour douter. Toutefois, le doute cartésien n’est pas dépourvu de radicalité ce pourquoi, il est hyperbolique (excessif.) En effet, il refuse le vraisemblable, le plausible et n’admet pas d’intermédiaire entre le vrai et le faux. Outre cela, il est provisoire car il doit mettre en évidence les conditions de la certitude en retirant de la science, par exemple, tous les éléments ne relevant que du probable. Par contre, il n’affecte pas le cogito ergo sum (je pense donc je suis) car, si je doute que je doute, je doute encore et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Dès lors, et dans la mesure où je suis certain de ma pensée, je puis affirmer que je doute car je pense et cela, indépendamment des nuisances d’un certain “mauvais génie” : « Je supposerais donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de la vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. (...) C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra jamais rien imposer. Descartes, Première méditation, p. 67, 69. »


Résumons-nous. Au sujet d’une chose, le sceptique nous dira : elle n’est pas plus ceci que cela par conséquent, elle n’est rien de tangible et ne je ne puis donc la connaître. Confronté à la même question, Socrate et Descartes déclareront : elle n’est pas plus ceci que cela donc, elle est une autre chose que nous pouvons connaître.


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