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La suspension du jugement ou les origines
du scepticisme dans la philosophie antique.
Patrick Perrin
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I/XII LE SCEPTICISME : APPROCHE GENERALE
(Socrate)
Tu viens de dogmatiser, mon cher Socrate.
Un sceptique aurait dit : Je ne sais pas si je ne sais rien...
Certains lecteurs m’ont demandé pourquoi je consacrais mes articles à la philosophie antique au lieu de m’intéresser à des périodes plus récentes. Effectivement, cela serait possible. Toutefois, si la pensée est capable d’élaborer des doctrines novatrices (le positivisme d’Auguste Comte ou l’existentialisme de J.P. Sartre, par exemple), elle s’appuie toujours sur des spéculations antérieures. Spéculations que l’on doit bien connaître si l’on souhaite comprendre l’origine de ces idées nouvelles. C’est ainsi que, pareillement aux évènements liés à la politique qui s’inscrivent dans une continuité historique, les idées s’enchaînent selon un modèle identique. Certaines, même, resurgissent parfois plusieurs siècles après leurs premières formulations. (Le panthéisme de Spinoza (1632/1677), par exemple, qui ré-expose, en termes différents, celui des stoïciens.) Finalement, une idée ne vient jamais de nulle part, (“Rien ne vient de rien”, disaient Epicure et Marc-Aurèle...)
Il existe donc une continuité intellectuelle entre Homère (IX av. J.C.), Hésiode (VIII/VII), le courant orphique, les sept sages, les présocratiques, les sophistes, Socrate (470/399 av. J.C.), Platon (427/347 av. J.C.), Aristote (384/322 av. J.C.) etc. Chaque prédécesseur explique en quelque sorte un successeur ayant construit sa philosophie en accord avec la précédente ou à l’encontre de celle-ci. Qu’elle que soit la doctrine adoptée, il existe une fraternité – volontaire ou non – dans le domaine des idées. C’est ainsi qu’à la suite du présocratique Thalès (VII/VI av. J.C.), les penseurs de l’antiquité se sont inscrits dans une évolution logique qui marqua la transition entre les conceptions mythologiques de leurs prédécesseurs et l’ébauche d’une rationalisation de l’univers. A partir de cette période, la pensée occidentale ne cessa d’évoluer en élaborant des doctrines dont les racines n’ont jamais varié. Etudier la philosophie antique revient donc à mieux comprendre, d’une part, pourquoi nous pensons ce que nous pensons (donc, pourquoi nous sommes ce que nous sommes) et, d’autre part, comment les conceptions philosophiques de l’occident ont évolué.
Ceci étant, et tout comme celle de la science, l’histoire des idées s’inscrit dans une évolution (sur l’axe diachronique, dirait un linguiste.) C’est pourquoi il faut rester prudent lorsque nous nous penchons sur notre lointain passé et surtout de ne pas faire des premiers penseurs grecs « nos fils en croyant en faire nos pères » (Jean Brun, Les présocratiques, p. 11.) Il faut donc se défier de l’erreur “sociocentrique” consistant à se tromper d’époque en attribuant au passé les vertus du présent. Par exemple, affirmer que les présocratiques (VI/V av. J.C.) ont élaboré une physique n’a de sens qu’à la condition de faire abstraction de ce que nous entendons aujourd’hui par ce mot. Il est en effet évident, qu’en cette matière, le savoir de ces philosophes n’a plus aucune validité (A l’exception, peut-être, de l’atomisme de Démocrite). Toutefois, dans le contexte qui était le leur, ce savoir avait une réalité et une utilité intellectuelle tout comme notre propre savoir.
Cette précaution étant prise, nous pouvons tout de même évoquer quelques questions soulevées par les penseurs de l’antiquité : La république ? Platon et Aristote. Le langage ? Platon, Aristote, le sophiste Antiphon (V av. J.C.), Epicure (341/270 av. J.C), Lucrèce (98/55 av. J.C.). La connaissance de la nature ? Les présocratiques, Démocrite (V/IV av. J.C), les stoïciens, les épicuriens. L’histoire ? Hérodote (V av. J.C.). Les premiers balbutiements de la psychanalyse ? Antiphon et Empédocle – V av. J.C. - (cités par Freud en tant que précurseurs de son fameux dualisme : Erôs et Thanatos). Le relativisme ? Héraclite (VI/V av. J.C.) puis, plus tard, le sophiste Protagoras (V av. J.C.). La métaphysique ? Platon, Aristote. Le scepticisme ? Pyrrhon d’Elis (IV/III av. J.C.), Arcélisas (III av. J.C.), Carnéade (III/II av. J.C.), Sextus Empiricus (II/III apr. J.C.). L’un des fondements du théisme ? Platon. Ceux du panthéisme ? Les stoïciens mais, auparavant et dans une certaine mesure, Héraclite et Xénophane de Colophon (VI/V av. J.C.) Ceux, encore, de l’athéisme ? L’épicurien Lucrèce. La physique, l’éthique, la liberté, la morale, l’amour, l’amitié, le divin et, surtout, la condition humaine ? Tous ou quasiment tous ! C’est pourquoi je ne puis totalement adhérer à la déclaration de Nietzsche (1844/1900) selon laquelle « Les véritables philosophes sont les présocratiques et qu’avec Socrate, quelque chose change (La naissance de la philosophie, p. 17). » Certes, les présocratiques ont jeté les bases de la philosophie mais la pensée de Socrate en a fait de même bien que sur un tout autre plan. Nietzsche, encore, déplore que les philosophes ultérieurs à Socrate aient cherché à leur façon : « une rédemption, mais pour les âmes individuelles seulement (ici, les stoïciens et les épicuriens sont particulièrement visés), tout au plus pour des groupes d’amis ou de disciples proches. (Ibid. p. 32) » Historiquement, cela est tout à fait vrai. Mais, réfléchir sur la condition humaine n’est-elle pas l’une des composantes, l’un des devoirs, de la philosophie ? Ici, rendons hommage à Aristippe (V/IV av. J.C.), à Pyrrhon, aux stoïciens et aux épicuriens qui ont tenté l’impossible : rendre l’homme durablement heureux et cela durant une période particulièrement troublée. Rappelons, en effet, qu’à la suite de la mort d’Alexandre (en 323 av. J.C), les Athéniens furent confrontés à un climat politique des plus détestable. Au lieu de poursuivre son oeuvre unificatrice, les principaux lieutenants d’Alexandre se disputèrent son empire jusqu’à ce que Rome triomphe des séquelles liées à ces divisions. Le Grec de cette période est inquiet, désemparé. Il a perdu ses repères. Tantôt il se réfugie dans les vieilles superstitions ou prête une oreille attentive à des doctrines censées le conduire jusqu’aux portes de la sérénité. L’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme se sont inscrits dans cette problématique. Chacune à sa manière, ces doctrines proposèrent une voie susceptible d’apaiser les craintes et de se prémunir contre les troubles de l’âme générés par les incertitudes de la vie.
Cet article s’inscrit dans la stricte continuité du second : parvenir à l’ataraxie (l’absence de troubles) grâce à la suspension du jugement (ou “époché”.) En fait, il s’agit ici d’une réflexion portant sur la possibilité, ou la non possibilité, de connaître. En d’autres termes, sommes-nous certains de savoir ? Sommes-nous assurés de ne pas être la cible de leurres issus de notre esprit ? Démocrite eut-il raison de penser que « C’est l’usage qui fait dire d’une chose qu’elle est froide ou qu’elle est chaude (...) » accréditant ainsi le pré-relativisme d’Héraclite ? Pouvons-nous véritablement connaître l’essence des choses (nature permanente d’un être ou d’une chose indépendamment de ce qu’ils deviennent) ou, ne perçoit-on que son apparence ? Voici la question essentielle soulevée par le scepticisme. Il convient tout d’abord de bien distinguer le sens commun de ce mot avec son sens philosophique. Aujourd’hui, le terme sceptique désigne un être indécis d’une manière chronique. Quelqu’un qui, et quoi qu’il arrive, manifeste un perpétuel dénigrement en se réfugiant dans un refus quasiment systématique. Or, et si l’on se réfère à son étymologie (examen), le scepticisme philosophique ne considère pas inutile d’avoir des avis mais s’interdit tout jugement catégorique. Pourquoi ? Tout simplement parce que la réalité est aléatoire mais, et en dépit même de cela, il convient malgré tout de la chercher jusqu’au moment ou s’impose la suspension du jugement. Le philosophe sceptique n’est donc pas mu par un esprit négatif mais par la volonté de savoir (il se qualifie lui-même de “zététique” ou chercheur.) Cependant, il n’ignore ni les difficultés liées à cette quête ni la quasi-impossibilité de la mener à terme. Considéré sous cet angle, le scepticisme est à la fois un outil de connaissance et la limite de cette même connaissance.
Persuadé de la fragilité de ses connaissances, le sceptique ne peut éviter de douter et donc, à terme, de suspendre son jugement (époché.) « La philosophie de Pyrrhon (~360/~270 av. J.C.), nous dit Diogène Laërce (Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Vol. II P. 191 ), introduit l’idée qu’on ne peut connaître aucune vérité, et qu’il faut suspendre son jugement (...) Il soutenait qu’il n’y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste, que rien n’existe réellement et d’une façon vraie, mais qu’en toute chose les hommes se gouvernent selon la coutume et la loi. Car une chose n’est pas plutôt ceci que cela.) » Toutefois, la suspension du jugement préconisée par les sceptiques grecs déborda très largement le strict champ de la connaissance. En effet, et dès son origine, le scepticisme s’est inscrit dans une perspective éthique : favoriser la tranquillité de l’âme afin de parvenir à l’ataraxie et, au-delà, à la sagesse. Le doute sceptique a donc une fonction apaisante dans la mesure ou l’esprit n’est plus tenu de résoudre des problèmes réputés être aporétiques (insolubles). Par exemple, qu’importe de s’interroger sur l’immortalité de l’âme puisque, de toute façon, nul ne peut répondre à cette question. Un tel relativisme (Le relativisme est une doctrine selon laquelle la vérité est relative aux individus ; cela implique qu’une “vérité en soi” ne peut exister.) renvoie au “pessimisme désabusé” de Démocrite (Jean Brun : Ibid. P. 121) que l’on déniche notamment dans les fragments No 10 et 117 : « Nous ne saisissons pas véritablement ce que chaque chose est ou n’est pas (...) En réalité nous ne savons rien, car la vérité est au fond de l’abîme. » Ce même relativisme rappelle également la célèbre réflexion de Diderot (1713/1784) selon laquelle il n’existe pas de critères généraux et objectifs en matière d’esthétique mais seulement des appréciations partagées par un nombre suffisant d’individus. Si donc, nous voulons bien suivre ce philosophe, le beau ne peut être considéré comme vrai mais uniquement comme vraisemblable (d’où la multiplicité des avis en matière d’art.)
Que sa finalité tende vers “l’éthique” (dans ce cas l’absence de trouble ou ataraxie est son but ultime) ou “théorique” (ici, il est axé sur la critique de la connaissance), le scepticisme s’interroge sur la fiabilité de la raison et, au-delà, sur celle de la philosophie. Cependant, qu’adviendrait-il de la philosophie si elle considérait que la raison est inapte à la connaissance ? C’est l’une des questions difficiles que soulève le scepticisme antique. En effet, suspendre son jugement revient à admettre que sa propre raison ne peut accéder à une connaissance véritable. Tout au plus, peut-elle espérer avoir une idée plus ou moins précise des phénomènes perçus par les sens mais, eux-mêmes, sont-ils réellement fiables ? Lucrèce semble en douter : « Si les tours carrées des villes, vues de loin, semblent rondes, c’est que tout angle dans l’éloignement apparaît obtus ; ou plutôt même on ne le voit pas (...) De la nature, p. 127. » Plus tard (II/III apr. J.C.), le Sceptique Sextus Empiricus exprimera le même doute : « La même tour paraît ronde de loin et carrée de près. (Esquisses pyrrhoniennes, L.I. 118.) »
Finalement, en affirmant que toutes les choses sont relatives, le scepticisme intente un procès au langage et surtout au concept qu’il soit à priori (c’est à dire indépendant de toute expérience. Les mathématiques, par exemple), ou a posteriori (c’est à dire issu de l’expérience). Concernant les concepts a posteriori, Diogène Laërce nous propose une intéressante définition : « Ce qu’exprime un nom, nous dit-il (Ibid. p. 225), est une notion claire, car nous ne demanderions pas ce que nous demandons, si nous ne connaissions pas d’abord le sens du mot qui entre dans notre question, par exemple : " Ce qui est là-bas, est-ce un bœuf ou un cheval ? " suppose qu’on connaît la forme du cheval et du bœuf, images qui forment les concepts. » Et, de fait, même si nous connaissions le mot “cheval” mais que nous n’en ayons jamais vu, nous serions dans l’impossibilité de reconnaître cet animal. Ce court développement est des plus instructif car il soulève une très importante question : qu’est le mot et comment fonctionne-t-il ? Dans son dialogue, Le Cratyle, (383a et suiv.) Platon a proposé une remarquable confrontation. D’un coté, Cratyle soutient que les noms sont modelés sur les choses (il existerait donc une sorte de continuité “ontologique” entre eux) et, de l’autre, Hermogène affirme qu’ils ne sont que le résultat d’une convention. C’est ce conventionnalisme qui a triomphé grâce, notamment, à la thèse de l’arbitraire du signe linguistique. Nous devons cette théorie à Saussure (Cours de linguistique générale) pour qui la relation entre le signifiant d’un mot (sa forme phonétique) et son signifié (son sens et l’image mentale à laquelle il renvoie) sont arbitrairement liés.
Cependant, et comme le montre le huitième trope d’Enésidème (nous y reviendrons), le scepticisme n’affirme pas que le signifiant et le signifié soient arbitrairement liés. Ils sont tout simplement relatifs comme toutes les choses sont relatives. Par conséquent, le langage lui-même est relatif et s’avère donc de peu de secours en matière de vérité. Considéré sous cet angle, le scepticisme enseigne l’humilité alors que la doctrine qui lui est opposée, le dogmatisme, prône une sorte d’hypertrophie de la raison. Contrairement au sceptique, l’ambiguïté et le drame du dogmatique résultent de l’obligation qui lui est faite de croire en une réalité qui ne peut être cautionnée par l’expérience. Les Idées platoniciennes, par exemple, ne sont que le fruit d’une spéculation qui repose, il est vrai, sur l’idée selon laquelle il existe une transcendance. Pour un sceptique, cette entité appartient aux choses obscures. Or, on ne peut rien affirmer à leur sujet. C’est en cela que Kant (1724/1804) n’a pas forcément eut raison de penser qu’il n’existait aucun lien intrinsèque entre la foi et le dogmatisme (La religion dans les limites de la simple raison.) L’une et l’autre s’abreuvent à la même fontaine : Croire en quelque chose des plus incertain...
Avant de clore cette introduction il me paraît utile de rappeler quelques définitions :
Le relativisme est une doctrine selon laquelle la vérité est relative aux individus. C’est le sophiste Protagoras qui, le premier, en formula l’énoncé : « L’homme est la mesure de toute chose. » Dès lors, il devient facilement imaginable qu’il existe autant de vérités que d’individus. Rejoignant ainsi le scepticisme, le relativisme considère également qu’une connaissance absolue des principes et des causes premières est impossible A ce propos, Gilbert Romeyer Dherbey (Les sophistes, p. 20) s’est posé une très intéressante question : « Reste le problème de l’extension à donner au terme " homme ", nous dit-il, (...) Les anciens, à la suite de Platon, ont entendu le mot " homme " dans la formule de Protagoras comme désignant l’homme singulier, l’individu avec ses particularités propres. Mais on peut élargir l’extension du terme " homme " et comprendre qu’il désigne non pas la singularité contingente, mais l’universel, l’humanité dont l’essence appartient à tout homme. " Homme " désigne alors la nature humaine (...) »
Le pré-relativisme concerne des doctrines apparentées au relativisme mais antérieures à Protagoras.
Le doute est une attitude critique visant à réserver son jugement (le suspendre) afin de vérifier le bien-fondé d’une vérité supposée. Nous verrons qu’il ne faut pas confondre le doute sceptique avec le doute cartésien. Descartes doute pour ne plus douter (De ce point de vue, il rejoint quelque part Socrate.) De son coté, le doute sceptique peut être directement considéré comme une fin : l’incertitude.
Le scepticisme est une doctrine selon laquelle la vérité est inaccessible à l’esprit humain ou, que l’on ne peut jamais être assuré de l’atteindre. Dans les deux cas, le scepticisme pose le problème de la connaissance et, surtout, de sa fiabilité. De plus, le scepticisme est indissociable du doute dit “sceptique” lequel, et dans la mesure ou il n’est aucunement transitoire ne peut que conduire à la suspension du jugement.
Le dogmatisme. Doctrine rivale du scepticisme, le dogmatisme est une attitude consistant à penser que l’on peut atteindre puis démontrer des vérités certaines, voire absolues. La métaphysique est notamment son champ de prédilection.
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