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La suspension du jugement ou les origines
du scepticisme dans la philosophie antique.
Patrick Perrin
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V/XII LE SCEPTICISME DE PYRRHON
Le positionnement philosophique de Pyrrhon (~360/~270 av. J.C.) a ceci de paradoxal que, tout en étant considéré comme le père du scepticisme, ce philosophe n’a pas véritablement fondé une école sceptique. Et cela d’autant plus, qu’à l’instar de Socrate, il n’a rien écrit. Ce sont donc d’autres sceptiques (Anésidème, et surtout Sextus Empiricus,) qui lui ont attribué la paternité de cette doctrine. Se référant au sceptique Théodose (je ne dispose d’aucune note sur ce penseur), Diogène Laërce (Ibid. p. 194) a très bien illustré cette ambiguïté : « Il (Théodose) refuse à l’école sceptique le nom de pyrrhonienne, en disant que si le mouvement de la pensée d’autrui nous est insaisissable, nous ne pourrons pas connaître qu’elle était la pensée de Pyrrhon. Par conséquent, nous ne pouvons pas nous appeler Pyrrhoniens. Par surcroît, ce n’est pas Pyrrhon qui a trouvé l’attitude sceptique, et il n’a donné aucun dogme. On pourrait appeler aussi bien Pyrrhoniens tout homme qui a vécu comme Pyrrhon. » La dernière phrase de ce fragment est des plus éclairante. Elle nous dit en effet que la philosophie de Pyrrhon relève avant tout du vécu et des modalités de ce même vécu. Nous rejoignons ici l’orientation éthique du scepticisme primitif dont le but ultime était la quiétude de l’esprit (l’ataraxie) : « A la différence du Cyrénaïque, déclare Léon Robin, La pensée grecque, p. 358, il (Pyrrhon) ne savoure même pas la jouissance, car l’idéal du sage c’est, pour lui, de dépouiller complètement l’homme ; c’est l’équilibre parfait d’une âme que rien ne peut troubler (...) Ainsi, il n’a qu’une vérité, c’est que, dans l’ordre des sensations et des opinions, tout est indifférent, et que rien ne vaut absolument, sinon la quiétude de l’esprit. »
Ceci étant, cette orientation éthique s’inscrit dans un procès de la connaissance. Rappelons pour mémoire ce fragment précédemment évoqué : « La philosophie de Pyrrhon introduit l’idée qu’on ne peut connaître aucune vérité, et qu’il faut suspendre son jugement (...) Il soutenait qu’il n’y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste, que rien n’existe réellement et d’une façon vraie, mais qu’en toute chose les hommes se gouvernent selon la coutume et la loi. Car une chose n’est pas plutôt ceci que cela. Diogène Laërce, Ibid. p. 191.) » Ici, nous ne sommes pas encore dans la subtile et habile dialectique d’Anésidème ou de Sextus Empiricus (nous y reviendrons lorsque nous évoqueront les tropes) mais Diogène nous a fait part de sa prémisse essentielle : on ne peut connaître aucune vérité non pas uniquement en raison de son inexistence d’ailleurs, mais tout simplement parce qu’elle est inconnaissable. L’opposition entre dogmatisme et scepticisme réapparaît une nouvelle fois et nous la retrouveront plus tard sous la plume de Pascal (1623/1662) : « Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme. Pensées, 395. »
A l’inverse du dogmatique, Pyrrhon, comme tous les sceptiques, rejettent les conceptions noumérales (essences intelligibles, au sens platonicien) pour ne percevoir que la relativité des phénomènes : « Les choses ne sont en réalité, par leur nature propre, nous dit Diogène Laërce en citant Enésidème (Ibid. p. 197), telles qu’elles sont en apparence. Elles nous paraissent seulement telles. Ils disaient (les sceptiques) rechercher non pas ce que l’on a dans l’esprit, parce qu’il est évident qu’on l’a dans l’esprit, mais ce que l’on connaît par les sens. La raison, selon Pyrrhon, n’est dont autre chose qu’une indication donnée sur les apparences (...) » Ce que l’on connaît par les sens est donc relatif puisque les phénomènes le sont : « Que le miel soit doux, constate Timon (élève de Pyrrhon), je ne l’affirme pas, mais qu’il paraisse doux, j’en conviens. » La méthode pyrrhonienne est donc empirique. Elle repose sur l’observation et la comparaison des phénomènes jusqu’à ce qu’une contradiction apparaisse et conduise à la suspension du jugement. Par cela même, cette forme de scepticisme est essentiellement relativiste car, et comme le remarqua Anaxagore, si : « Ce qui est visible ouvre nos regards sur l’invisible. Fgt 21 », ce visible est pour le moins sujet à caution. Le donné se manifeste donc par le truchement des phénomènes : « Ainsi, nous dit Diogène Laërce (Ibid. p. 207), selon les sceptiques, il y a un critère, c’est le phénomène. » Mais, on ne peut dogmatiser à partir de ce phénomène puisqu’il est censé être incertain ni, non plus, spéculer sur ce qui échappe à nos sens. Donc, pour Pyrrhon, nulle place pour un premier principe fondateur de l’univers ou pour le monde intelligible de Platon ou, encore, pour l’assentiment des stoïciens. Puisque l’on ne peut se fier à rien, semble penser le sceptique, il ne reste plus qu’à douter et à admettre que la connaissance véritable des choses est impossible. C’est ainsi que, contre les stoïciens, les sceptiques affirment qu’il est vain de distinguer une représentation vraie d’une représentation fausse car trancher ainsi revient, une fois encore, à dogmatiser. Contre les épicuriens, cette fois-ci, les sceptiques refusent d’émettre des hypothèses car, procéder ainsi, revient encore à dogmatiser puisque l’on décide que telle hypothèse est vraie au détriment d’une autre. Rappelons, cependant, que cette attitude ne fut pas nouvelle : « Avant Pyrrhon, constate Carlos Levy (Les scepticismes, p. 19), bien des penseurs avaient exploré de diverses manières la capacité du langage à dire une chose et son contraire, (que l’on se souvienne de Protagoras : “Sur toute chose on pouvait faire deux discours exactement contraire.") et Timon lui-même loue Zénon d’Elée (V av. J.C.) pour son “double langage” et Démocrite pour son “esprit double”. Le propre de Pyrrhon n’est pas d’avoir perpétué cette tradition, mais d’avoir substitué à la pratique de la contradiction l’affirmation qu’il n’existe rien d’autre que celle-ci. » Finalement, Pyrrhon essaie de nous faire comprendre que derrière l’apparence, le phénomène, il n’y a que l’apparence ou le phénomène. Par conséquent pourquoi s’épuiser en vain en tentant de chercher une réalité tapie derrière eux ?
Si Héraclite n’avait pas revendiqué un logos intermédiaire entre le transcendant et l’immanent, on pourrait penser que le pyrrhonisme s’apparente quelque peu avec la doctrine héraclitéenne. En effet, la vision pyrrhonienne du monde induit que la nature est essentiellement un ensemble d’apparences (de phénomènes) mouvantes et contradictoires. Par ce fait, les choses sont indifférentes, non-stables et, par conséquent, indéterminées. Il en découle que nos sensations et nos opinions ne peuvent être ni vraies ni fausses et donc, que la sagesse consiste à les considérer comme telles et qu’il serait bien vain de supposer qu’il existe quelque chose de constant. Pyrrhon ne fit pas le procès de tel philosophe ou de tel autre : il tenta d’anéantir la philosophie “ontologique” qui reposait sur l’être immuable de Parménide ou les Idées, toutes aussi immuables, de Platon. Pour Pyrrhon, il n’existe pas de substance, non plus d’essence. Rien n’est véritablement connaissable pour une raison décidément bien démunie.
Tout comme ses deux doctrines rivales, le stoïcisme et l’épicurisme, le scepticisme pyrrhonien s’inscrivit parfaitement dans la période hellénistique de la philosophie grecque. Cette période (III/I av. J.C., rappelons-le) se caractérisa par le refus de la transcendance. Plus droit de cité pour la métempsycose (transmigration de l’âme d’un corps dans un autre) de Pythagore (VI av. J.C.) ni pour l’eschatologie (théorie des fins dernières de l’homme et de ce se passe après sa mort.) platonicienne. Renouant quelque peu avec les présocratiques, la réflexion porta désormais sur la nature (la physis). Pour les stoïciens elle ne faisait qu’un avec le divin ; pour Epicure, elle était atomes ; pour le sceptique, elle était génératrice d’un doute tenace et, finalement, lucide. Ceci étant, ces grandes doctrines (auxquelles nous pouvons ajouter l’hédonisme d’Aristippe) se rejoignent sur un point : définir les conduites humaines, les plus sages possible. Pour Pyrrhon, le sens n’est plus dans le ciel platonicien. Quelque part, il est dans un néant ne pouvant générer que du non-sens. La question de l’Etre parménidien ne se pose plus car il n’existe plus de place pour lui. La philosophie pyrrhonienne est une philosophie de la rupture, une philosophie insurrectionnelle dirigée contre l’ontologie et contre les affirmations dogmatisantes des autres philosophes. Finalement, le pyrrhonisme intente un procès aux valeurs de ses prédécesseurs lesquels professaient un “mystico-ontologisme” des plus rassurant dans la mesure ou il offrait à l’homme un refuge contre l’absurdité de la vie. C’est pourquoi, et même si l’on ne peut véritablement considérer Pyrrhon comme un précurseur direct de Nietzsche, on peut tout de même pressentir chez lui une certaine forme de nihilisme (doctrine reposant sur le refus de toutes les valeurs reconnues comme existantes.) « Seul, il s’est affranchi d’une prétendue sagesse, il a secoué le joug des impressions individuelles et celui des préjuges, nous dit Léon Robin (Ibid. p. 358). Ni nos sensations, en effet, ni nos jugements ne peuvent dire vrai, non plus que se tromper : tout est également indifférent, équilibré, indécis. Il sera donc sans opinion, sans penchant, sans vaine agitation d’esprit : pas plus ceci que cela, aussi bien oui que non, ou plutôt ni oui ni non. La suspension du jugement conduit enfin à se taire. »
Pour nous, modernes, le scepticisme pyrrhonien peut être considéré comme un garde-fou édifié à l’encontre des idées préconçues et, surtout, d’opinions préjugées exactes alors qu’elles ne reposent sur rien de tangible. Pas plus aujourd’hui, qu’hier, il n’existe de certitude auxquelles nous pourrions nous référer avec sûreté. Telle est l’une des leçons que nous pouvons retenir du pyrrhonisme.
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