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La suspension du jugement ou les origines
du scepticisme dans la philosophie antique.
Patrick Perrin
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VIII/XII LE SCEPTICISME DE LA MOYENNE ET NOUVELLE ACADEMIE
ARCESILAS ET LA MOYENNE ACADEMIE.
Avec Sextus Empiricus s’est achevée l’élaboration de la doctrine sceptique. Toutefois, ce courant philosophique initié par Pyrrhon ne fut pas unique. Mais avant de poursuivre penchons-nous quelques instants sur l’Académie fondée par Platon vers 387 av. J.C et fermée par l’empereur Justinien en 529 apr. J.C. Durant sa longue histoire, cette institution connut des bouleversements doctrinaux parfois important. « Il y a eu, nous dit Sextus Empiricus (Ibid. L.I. 220), trois Académies, l’une, la plus ancienne, celles des partisans de Platon, la deuxième, la moyenne, celle des partisans d’Arcésilas, l’élève de Polémon, la troisième, la nouvelle, celles des partisans de Carnéade et de Clitomaque ; certains en ajoutent une quatrième (...) d’autres encore en ajoutent même une cinquième (...) » C’est donc vers 268 av. J.C. qu’Arcésilas devint le scolarque (sorte de recteur) de la IIe Académie (ou Moyenne Académie) qui s’orienta dès lors vers une sorte de nihilisme radical en matière de connaissance.
De prime abord, il peut paraître surprenant que l’Ancienne (ou première) Académie, fondée par Platon se soit métamorphosée à ce point. Souvenons-nous, en effet, que la philosophie de Platon reposait sur l’idée selon laquelle prévalait une transcendance au pouvoir gnoséologique (théorie de la connaissance) très étendu. C’est ainsi que Sextus (Ibid. L.I. 222) nous dit que « Platon fait des affirmations sur les Idées, sur le fait qu’une providence existe (thèse qui sera reprise par les stoïciens) ou sur le fait qu’une vie vertueuse est préférable à une vie de vices, en donnant son assentiment à ces choses en les considérant comme existantes, il dogmatise, et s’il les prend plus plausiblement existantes, puisqu’il donne la préférence à quelque chose du point de vue de la conviction, ou de l’absence de conviction, il s’éloigne du caractère distinctif du scepticisme. » En réalité, les choses ne sont pas aussi tranchées. D’ailleurs, écoutons Diogène Laërce (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustre, Vol. 1, p. 211) : « Arcésilas est le fondateur de la moyenne Académie. Il énonça le premier les démonstrations par les contradictions, tenta de discuter du pour et du contre, fit prévaloir le dialogue platonicien, et pratiqua constamment la controverse par demandes et réponses. » Diogène vient de nous dire clairement qu’il y a une continuité entre la méthode socratique et la dialectique d’Arcésilas. Après tout, Socrate ne s’est jamais inscrit en faux contre le doute. De plus, les choses ont été facilitées par les successeurs directs de Platon (Speusippe, Xénocrate, Cratès, Polémon) qui renoncèrent à un point fondamental de la doctrine platonicienne : celle des Idées (remplacée, il est vrai, par les nombres ou “Idées-Nombres”.) Par conséquent, ils eurent l’impression de préserver l’essentiel de la pensée platonicienne : l’idée de transcendance. Par contre, le doute socratique a été durement malmené par Arcésilas qui n’hésita pas à affirmer que la célèbre sentence socratique « Je sais que je ne sais rien » constituait déjà un savoir superflu. Il existe donc bel et bien une redoutable ambiguïté à ce sujet. En effet, le doute socratique ne visait finalement que la difficulté de connaître alors que celui initié par Arcésilas tentait de démontrer l’impossibilité de connaître et, donc, d’acquérir des certitudes y compris celle attachée à l’ignorance. Ceci étant, et en ce qui concerne la méthode, nous pouvons suivre Léon Robin (Ibid. p. 404) : « C’est à Socrate qu’Arcésilas veut revenir. Dans l’image qu’il s’en fait, la dialectique critique et l’affirmation de l’ignorance tiennent la première place (...) A ses interlocuteurs il demande leur avis, et il engage un entretient vivant, ce n’est pas l’autorité du maître, c’est leur raison qui doit les guider ; ses réponses sont elles-mêmes de nouvelles questions. »
La méthode est donc de type socratique. Mais, et à l’instar de Pyrrhon, Arcésilas poussa jusqu’à ses dernières limites l’examen socratique. Car, et dans la mesure où, très souvent, le dialogue engagé ne peut aboutir, il ne peut que s’orienter dans un sens probabiliste (cette orientation sera reprise par Carnéade, nous y reviendrons) : je ne sais si cette chose est telle que je la perçois mais, et en toute probabilité, elle pourrait l’être. Nous sommes presque revenus au relativisme de Protagoras... Cependant, la nouvelle orientation de l’Académie ne résulta pas d’un simple approfondissement de la méthode socratique. Elle fut essentiellement due à une réaction contre les prétentions dogmatiques des stoïciens. Contre l’avis de ces derniers, Arcésilas soutient qu’on ne peut distinguer une représentation vraie d’une représentation fausse. Le procès intenté contre la représentation compréhensive (conduisant à la saisie de la nature d’une chose) est radical : la faiblesse des sens et celle du jugement rend impossible le passage entre la perception du sensible et la connaissance véritable de sa nature.
Finalement, et pareillement au courant pyrrhonien, Arcésilas pose non seulement le problème de la connaissance mais également celui soulevé par les limites de la raison humaine. Il aurait pu faire sien (peut-être l’a-t-il fait, d’ailleurs) le fragment 117 de Démocrite selon lequel « la vérité est au fond de l’abîme. » Contrairement aux stoïciens, il ne croit pas à l’unité substantielle entre la raison humaine et un intellect qui serait divin. En outre, il s’oppose à l’élan gnoséologique de Platon. Pour ce dernier, les habitants de la caverne étaient, certes cernés d’ombres mouvantes, mais elles demeuraient malgré tout perceptibles. De plus, et au terme d’une “conversion”, disent certains, il leur était possible de quitter ce brouillard pour accéder à la lumière (la connaissance notamment des Idées.) Pour Arcésilas, tout est ténèbres, tout est opaque et il n’existe aucune porte de sortie. Ceci étant, il ne faudrait pas penser qu’Arcésilas délaissait la vie. C’est ainsi, nous dit Diogène Laërce (Ibid. Livre 1, p. 215) « qu’il vivait au su de tout le monde avec les deux fameuses courtisanes d’Elide, Théodoté et Phila, et ceux qui lui en faisaient des reproches, il les renvoyait aux maximes d’Aristippe. » La référence au célèbre philosophe hédoniste est, d’une part rassurante et, d’autre part, nous ramène à la dimension éthique du scepticisme. Cela nous montre que la recherche de l’epochè peri pantôn (la suspension généralisée de l’assentiment) n’est pas incompatible avec une vie orientée vers les plaisirs et le bonheur et, conséquemment, avec l’action. Sans doute Pyrrhon et Arcésilas pensèrent que, si la vie est limitée dans le temps, la raison humaine, elle, est limitée en elle-même. Et, confronté à ces réalités, point n’est utile de dogmatiser. Donc, affirmer, comme les stoïciens, que le divin et la nature ne font qu’un ou déclarer, comme Epicure, que les dieux vivent bienheureux dans un vague inter-monde, n’apporte rien de plus à la condition humaine dès lors qu’elle a conscience d’elle-même (que l’on songe à Montaigne.) C’est pourquoi le scepticisme, qu’il soit pyrrhonien ou émanant de la pensée d’Arcésilas, ne peut que conduire à une certaine forme d’agnosticisme.
CARNEADE ET LA NOUVELLE ACADEMIE.
A la suite de quelques scolarques, d’une notoriété moindre, il est vrai, Carnéade (212/128 av. J.C.) dirigea la troisième Académie à partir de 186 av. J.C. Tout comme Arcésilas avait combattu le dogmatisme du fondateur du stoïcisme (Zénon de Cittium,) Carnéade s’opposa à Chrysippe, l’un des successeurs de Zénon avec une conviction telle qu’il n’hésita pas à dire : « Si Chrysippe n’avait pas existé, je ne serais rien. (Diogène Laërce – Ibid. Vol I. p. 224) » Toutefois, la doctrine initiée par Arcésilas va s’infléchir à un point tel que la suspension du jugement perdit une grande partie de son caractère nihiliste. ,Il n’alla pas jusqu’à penser que les certitudes devaient être recherchées mais il admit qu’il était possible d’apporter sa créance à des choses dépourvues de certitude. Dès lors, la nouvelle Académie s’engagea résolument sur la voie d’un probabilisme somme toute assez proche de l’épicurisme : « Or, nous fait-il savoir Epicure (Lettre à Pythoclès), nous obtenons en tout la fixité et la tranquillité, en expliquant toutes choses par plusieurs hypothèses toutes d’accord avec les phénomènes, sans rien rejeter de tout ce qui peut être dit sur eux de plausible. » Notons, en outre, le parallélisme que l’on peut relever entre cette nouvelle doctrine de la troisième Académie avec le positivisme d’auguste Comte (1798/1857) selon lequel il faut renoncer à la recherche des causes premières, ou finales, (chères à Aristote) pour se contenter du relatif. On peut également établir un certain lien avec les avis philosophiques d’Henri Poincaré (1854/1912) qui met l’accent sur les relations entre les objets (mathématiques, entre autres) tout en revendiquant une certaine forme d’empirisme teinté de conventionnalisme (selon cette doctrine toutes les créations humaines – institutions, sciences etc. – relèvent de conventions et non de la nature. On, rejoint ici le conventionnalisme “linguistique” du sophiste Antiphon.)
Donc, et contrairement à ce que pensait Arcésilas, on peut faire sienne une hypothèse à la condition, cependant, qu’elle ne contrevienne pas à l’observation. Si elle remplit cette condition, elle pourra dès lors être sujette à une certaine forme d’assentiment. Carnéade prend acte des représentations et recherche le lien qui les réunit pour établir une sorte de certitude subjective qu’il assimile à une probabilité. Il n’établit donc pas de distinction entre les représentations vraies et les représentations fausses. C’est pourquoi, affirme-t-il, on ne peut connaître que le probable. Ceci étant, cette nouvelle orientation n’implique en aucun cas l’abandon de l’époché. En d’autres termes, admettre qu’il est possible d’émettre un avis sur les choses ne signifie pas pour autant que l’on soit capable de distinguer le vrai du faux. Conséquemment, il faut toujours suspendre son jugement. Comme le dit pertinemment Carlos Lévy (Ibid. p. 44) : « Aux ténèbres profondes d’Arcésilas, Carnéade a substitué un clair-obscur plus propice encore au déploiement du doute. » On peut ajouter à cela que Carnéade a doté le doute d’une efficacité nouvelle. Quelque part, il l’a universalisé.
Bien évidemment, la nouvelle Académie ne s’éteignit pas avec la disparition de Carnéade ; ce fut son élève Métrodore (II av. J.C) qui lui succéda. Ensuite, et durant le même siècle, Charmadas prit à son tour la direction de l’Académie. Ces deux scolarquats furent marqués par l’atténuation du scepticisme radical. Par contre, le scolarque suivant, Philon de Larissa (II av. J.C.), imposa une réforme majeure à la doctrine de la nouvelle l’Académie. En effet, il fit basculer la suspension du jugement du statut d’absolu à celui de relatif. De quoi s’est-il agit ? Sextus nous apporte la réponse (Ibid. L.I. 235) : « Les partisans de Philon disent que pour autant qu’on s’appuie sur le critère stoïcien – c’est à dire l’impression cognitive - les choses sont insaisissables, mais pour autant qu’on considère la nature des choses elles-mêmes, elles sont saisissables. » En admettant que les choses peuvent être saisissables, Philon renonça de facto à la suspension du jugement généralisée tout en réduisant très fortement la portée universelle du doute radical de Carnéade.
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