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Les origines de la philosophie

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QU’EST CE QUE LA PHILOSOPHIE ?

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Statue le Penseur de Rodin

Note : Les sections de cet article sont numérotées afin de faciliter l’interruption (et la reprise) de la lecture.


« Mais ce qu’on te demandait, Théétète, ce n’était pas cela, de quoi c’est la science et combien il y a de sciences, car ce n’était pas dans le dessein de les dénombrer que je t’interrogeais, mais pour savoir ce que peut être la science en soi. (c’est moi qui souligne.) Platon, Théétète 146d. »


I - Donc, selon Socrate, décomposer le tout en ses parties n’est pas suffisant pour connaître l’essence de ce tout (ou, ce qu’il est en soi.) Il en va de même, d’ailleurs, lorsque nous disons que tout triangle comporte trois angles. Certes, ceci est irréfutable mais ne nous indique pas ce qu’est vraiment un triangle. La question soulevée par le Théétète (à quelle définition précise correspond la science) s’avère des plus redoutable car elle en sous-tend une autre : quelle est l’essence de la chose dont nous parlons. En ce qui concerne la science, Socrate va échouer. En effet,  et en dépit des trois définitions analysées (1- la science est la sensation –thèse du sophiste Protagoras-. 2- La science est l’opinion vraie. 3- La science est l’opinion vraie accompagnée de raison), il ne parviendra pas à véritablement définir ce qu’est la science. Mais, finalement, est-ce possible ? Maintenant, est-il vraiment raisonnable de soulever une telle question au sujet de la philosophie ? Très sincèrement, je m’interroge mais, comme le remarqua La Rochefoucauld : « qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit...  »


II - Il est communément admis que la philosophie (occidentale, précisons-le dès à présent) est née en Grèce (plus exactement autour de la mer Egée) dès le VI siècle avant notre ère. Notons cependant que les premiers philosophes (les présocratiques ou philosophes antérieurs à Socrate) n’étaient pas véritablement des philosophes mais plutôt des « physiciens. » (Bien évidemment, cette qualité que leur attribua Aristote n’a strictement rien à voir avec son sens moderne.) Il n’entre pas dans mon propos de réfléchir sur les présocratiques. Je consacrerai un article spécifique à leur sujet. Toutefois, je conseille au lecteur de consulter l’un de mes premiers articles : Grandeur et décadence du logos dans la philosophie antique. Par contre, parmi les présocratiques, il en est un que nous devons évoquer : Pythagore. Pourquoi ? Parce que la tradition lui attribue la paternité du mot philosophe. Si l’on en croit Diogène Laërce (Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Vol 2, p. 127), Léon, tyran de Philionte lui aurait demandé : « Qui es-tu ? » Un philosophe (philosophos, en grec) aurait répondu Pythagore en évitant ainsi, par modestie, sans doute, de se prétendre sophos c’est à dire sage ou savant. Cette parenthèse historique étant fermée, il reste maintenant à nous demander ce que signifie exactement le terme philosophe ? Notons tout d’abord qu’il provient de deux mots grecs : le préfixe philos (ou ami) et le suffixe sophos (ou sagesse.) Selon Pythagore, un philosophe serait donc un ami de la sagesse et le mot philosophie, la traduction de ce lien. Si le mot sagesse était univoque et, surtout, si nous disposions d’une représentation mentale précise le concernant, nous pourrions nous contenter de cette définition : la philosophie est le chemin qui conduit vers la sagesse. Toutefois, et bien que cette définition soit des plus pertinente, elle peut induire une erreur : associer philosophie et sagesse. Procéder ainsi reviendrait à définir la sagesse à l’aide des attributs propres à la philosophie. Dès lors une question ne manquerait pas de se poser : la sagesse est-elle la vertu Platonicienne, la dialectique ou la logique prônées par Aristote, la symbiose avec la nature conseillée par les stoïciens, l’ataraxie (ou absence de troubles) recherchée par Epicure ? Est-elle une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir (ainsi que le déclara Descartes), un scepticisme (cher à Pyrrhon, Montaigne, Hume), la maîtrise du discours (comme l’enseignèrent les sophistes), une éthique spinosiste, la morale récusée par Nietzsche ? Finalement, la sagesse serait-elle le terme générique englobant cet ensemble ou ne serait-elle rien de tout cela ? Adopter la partie négative de cette question conduit obligatoirement à dissocier philosophie et sagesse et, par là même, à affirmer que la philosophie n’est pas la sagesse. La philosophie est une quête, un élan sans cesse renouvelé. Elle est pour l’homme, nous dit Kant, effort vers la sagesse, qui est toujours inaccompli.


III - Il ressort de tout ceci que dissocier philosophie et sagesse ne nous préservent pas des difficultés soulevées par la diversité des doctrines philosophiques. Citant avec un certain humour plusieurs philosophes de l’Antiquité, Montaigne résume parfaitement ce problème : « Je ne sais pas pourquoi je n’acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d’Epicure, ou le plein et le vide de Leucippe et Démocrite, ou l’eau de Thalès, ou l’infini de nature d’Anaximandre (...) ou les nombres et symétrie de Pythagore, ou l’infini de Parménide (...) ou la discorde et l’amitié d’Empédocle, ou le feu d’Héraclite, ou toute autre opinion de cette confusion infinie d’avis et de propositions que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance en tout ce de quoi elle se mêle (...) Apologie de Raymond Sebond, p. 186, 187. » De fait, Montaigne a raison mais faut-il s’en étonner ? Si la philosophie se cantonnait dans un domaine unique (l’éthique, par exemple) il tomberait sous le sens qu’elle serait un « art de vivre » au sujet duquel un relatif consensus pourrait s’établir. Seulement il n’en est rien car son champ d’investigations est bien plus large. Evidemment, elle a tenté (et tente toujours, d’ailleurs) de définir les conditions de ce que l’on appelle une vie heureuse. Mais, lorsque Aristote, par exemple, nous fait part de sa conception de la dialectique (Cf. Les topiques) ou lorsque Bergson tente de nous convaincre que philosophie et science ne sont pas concurrentes, nous tracent-ils un chemin conduisant vers une vie heureuse ? Certes non ! L’un et l’autre nous parlent de tout autre chose : le premier, de l’art de convaincre et le second, du devenir de la philosophie. Et pourtant, tous deux sont bien des philosophes !


IV - Pour essayer de comprendre ce qu’est la philosophie (et avant même de se demander à quoi elle sert) il faut savoir qu’elle est indissociable de la raison humaine. C ‘est bien pourquoi, d’ailleurs, penser que  la philosophie serait exclusivement occidentale, ainsi que le prétendent certains, serait pour le moins imprudent et même une « sottise » comme l’affirme André Comte-Sponville. (La philosophie, p. 31.) Cette remarque est importante car si l’on peut considérer la philosophie comme une fille de la raison, elle n’est pas la raison. Aussi, le « miracle grec » (auquel on attribue la naissance de la philosophie occidentale) n’a pas engendré la raison ; celle-ci n’étant pas la propriété exclusive de l’Occident. De brillantes civilisations (égyptienne, indiennes ou chinoise) ont, de toute évidence, existé et ont tout autant philosophé que la nôtre. Par exemple, juxtaposons la philosophie de Bouddha (V av. J.C.) avec celle des stoïciens et l’on s’apercevra que l’une et l’autre ont tenté de préserver l’homme des souffrances liées à sa condition. Dans un même ordre d’idées, quittons l’Inde pour la Chine afin de nous demander si la sentence de Lao-Tseu (VI av. J.C), selon laquelle  « L’intelligence n’est pas l’érudition ; l’érudition n’est pas l’intelligence », est vraiment étrangère au fragment 95 de Démocrite : « Beaucoup de réflexion et non beaucoup de connaissances, voilà à quoi il faut tendre. » La mise en perspective de ces deux dernières citations, concernant la distinction entre la pensée et le savoir, confirme ce que nous disions précédemment : considérée universellement, la philosophie n’est pas la propriété d’une seule culture.


V - Ce qui précède pourrait nous laisser penser qu’il existe plusieurs philosophies. L’une serait chinoise, l’autre indienne, une autre encore occidentale etc. Seulement, le problème soulevé par cette hypothèse s’avère des plus complexe car, la philosophie étant étroitement liée à la pensée, il existerait autant de pensées que de philosophies. Or, la pensée est la caractéristique première de l’espèce humaine et ne peut donc, en tant que telle, être divisée (L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant, disait Pascal.) Certes, la diversité des langues explique, entre autres, le foisonnement de raisonnements parfois contradictoires mais les idées qui les génèrent sont toujours les mêmes : la vie, la mort, l’amour, le divin etc. Cela semble vouloir dire que l’homme, quel qu’il soit et où il se trouve, est immanquablement confronté à un ensemble de questions qui constituent le corpus même de la philosophie. Aussi lorsque l’on affirme que « l’homme est un animal politique » (Aristote) ou que l’homme « est un animal philosophant » (Comte-Sponville) on veut simplement dire que l’homme est un animal pensant. Lorsqu’il réfléchit à la politique, il s’interroge sur les règles devant gérer les rapports humains. Lorsqu’il devient « animal philosophant », il pense, tout simplement.


VI - La pensée est donc la génitrice de la philosophie. Oui, mais pas n’importe quelle pensée. Il s’agit, avant tout, d’une pensée qui s’interroge à la fois sur elle-même et sur tout ce qui l’entoure. Parfois, elle s’étonne (Socrate) ou doute (Socrate encore et Descartes). A d’autres moments, elle affirme que telle chose est irréfragable alors qu’elle s’avère des plus douteuse voire, invraisemblable. (Que l’on songe, par exemple, au « premier moteur immobile de l’univers » prôné par Aristote.) Cependant, et quasiment toujours, elle pose des questions auxquelles elle tente de répondre en élaborant des systèmes dont la vocation est de découvrir ce que l’on appelle : la vérité. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, philosopher n’est pas rechercher la vérité d’un système mais tenter de dénicher le système d’une vérité. En philosophie, un système fonctionne comme une enquête. Il débute par une supposition, une intuition voire une présomption (ceci est la cause de cela) puis, armé de cette prémisse, il élabore une architectonique déductive vouée à étayer l’ensemble. C’est ainsi que les présocratiques ont recherché un principe universel susceptible d’expliquer le fonctionnement et la nature de l’univers pour, ensuite, en faire la pierre de voûte d’un système quasiment universel. Pour Thalès, par exemple, l’élément associé à ce principe était l’eau. Plus tard, nous sommes chez Platon qui, après avoir postulé l’existence du dualisme sensible/intelligible, a élaboré un système susceptible de faciliter le cheminement de la pensée vers la connaissance suprême des choses. A son tour, et à travers sa métaphysique, Aristote soulèvera (à la suite de Parménide) la question de l’être. De leur coté, les stoïciens préconiseront de vivre en accord avec la nature tandis qu’Epicure s’aventurera sur les chemins parfois sinueux de l’ataraxie. Beaucoup plus tard, Montaigne constatera, et déplorera, l’orgueil et la fragilité de « l’humaine raison » pour s’arc-bouter ensuite sur un scepticisme parfois ravageur. De son coté, Descartes s’appuiera sur « l’idée du parfait » pour fonder son innéisme et prouver, selon lui, l’existence de dieu. Pour Leibniz, ce sera la monade, ou la substance individuelle, qui va définir ce qui existe. Ces quelques exemples nous montrent tous la même chose : un système philosophique repose sur une idée fondatrice, un axiome, pourrait-on dire. Et c’est ainsi que, de siècle en siècle, de philosophes en philosophes, la philosophie va écrire sa propre histoire.


VII - Mieux que d’autres, certains philosophes ont su approcher ce qu’est réellement la philosophie. Et, le plus paradoxal est que, le plus souvent, ils n’eurent besoin que de quelques mots pour exprimer cette approche. Evoquons, par exemple, la célèbre injonction du dieu delphique reprise pas Socrate : « Connais-toi, toi-même. »  Contrairement aux apparences, cette maxime n’invite pas à effectuer une introspection mais est « un précepte qui n’a en lui-même, ni dans la pensée de celui qui l’a proclamé le premier, la signification d’une simple connaissance de soi-même, (...) mais d’une connaissance de ce qu’il y a d’essentiellement vrai dans l’homme (...) Hegel, Philosophie de l’esprit. » Se connaître soi-même ne signifie donc pas s’interroger sur ce que l’on est en tant qu’individu. Plus exactement, il s’agit de déceler en nous ce que nous partageons avec les hommes afin de mieux connaître ce que nous appelons l’humanité. La maxime socratique, nous dit Jean Brun, (Socrate, p. 64) est « une invitation à approfondir la condition humaine (...) » et c’est en raison de cela qu’elle est éminemment philosophique.


Médaille « Que-sais-je ? »

VIII - Le non moins célèbre « que sais-je » de Montaigne soulève une question quelque peu différente. Ici, il ne s’agit plus de s’interroger sur ce qu’est l’homme en soi mais de porter un regard critique sur ses connaissances. En réalité, cette question en appelle une autre, beaucoup plus kantienne, pourrait-on dire : que puis-je savoir ? Et, au-delà : que peut connaître la raison ? Comme toujours, chez Montaigne, nous nous heurtons à un scepticisme fondé sur les limites de la raison : « L’homme ne peut être que ce qu’il est, déclare-t-il (Ibid. p. 158), ni penser que selon sa portée. » Seulement, Montaigne n’est pas Pyrrhon ou Arcésilas. S’il partage avec ces deux philosophes sceptiques l’idée selon laquelle l’esprit humain ne peut accéder à la vérité en revanche il ne suspend pas pour autant son jugement. S’il n’éprouve pas le besoin de le faire c’est tout simplement parce qu’il croit en l’existence d’une instance supérieure et détentrice de la vérité : « Toutefois je juge ainsi, écrit-il (Ibid. p. 44), qu’à une chose si divine et si éminente, et surpassant de si loin l’humaine intelligence, comme est cette vérité de laquelle il a plu à la bonté de Dieu nous éclairer (...) » Nous savons que Montaigne n’est pas à une ambiguïté près. Seulement, ici, il professe un avis quasiment fidéiste (opposé au rationalisme, le fidéisme est une doctrine qui revendique une défiance envers la raison au profit d’une révélation qui serait l ‘unique source de la vérité.) Or, et notamment à partir du Moyen Age, la philosophie a subit les assauts du christianisme qui voulait préserver à tout prix la suprématie de la foi au détriment de la raison. Pour le christianisme, en effet, il n’existe aucun salut en dehors de celui que veut bien nous apporter la « bonté divine. » Ici, intelligence et volonté sont inopérantes face à la révélation et à la grâce. Aussi, et bien qu’elles ne soient pas totalement niées, philosophie et sagesse sont de peu de secours face au désarroi de l’âme humaine et à l’obligation de croyance qui implique l’abdication de la raison. Sans doute Montaigne eut-il conscience de cela mais affirmer d’une part que la raison est très limitée et, d’autre part, que l’intelligence divine est la seule pourvoyeuse de vérité revient à nier la philosophie ou, du moins, d’en restreindre singulièrement le champ. Ce que Montaigne ne nous dit pas c’est que la philosophie n’aime pas la certitude (à l’exception, peut-être, de certains dogmatiques) et cela, contrairement à la foi. La philosophie s’attache bien davantage à la pensée et n’obéit qu’à la raison en excluant toute référence à la révélation. En bref, elle nie le surnaturel.


René Descartes

IX - Un peu plus tard une formule des plus célèbre envahit le XVII siècle : « Je pense, donc je suis. » Ici, Descartes établit un lien entre l’être et la pensée. Je ne puis revenir en détail sur les conséquences philosophiques de cette maxime et conseille au lecteur de consulter mon article dédié à ce philosophe : Descartes : doute, cogito et méthode. Nous pouvons cependant remarquer que si penser revient à être et que philosopher revient à penser, la philosophie est à la fois une émanation de la pensée et de l’être. Le principal problème soulevé par le cogito résulte d’une contradiction entre son énoncé et le dualisme âme/corps soutenu pas Descartes : « L’âme par laquelle je suis ce que je suis, nous fait-il savoir (Discours de la méthode. p. 111), est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui et qu’encore il ne fût point elle ne cesserait pas d’être ce qu’elle est. » Si donc il est exact que l’âme (entendue, ici, comme siège de la pensée) soit distincte du corps, comment soutenir que penser revient à être ? D’ailleurs dans ses Méditations métaphysiques (p. 81), Descartes s’enlise davantage dans cette contradiction : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est à dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. » Donc, Descartes admet qu’il est une chose (par conséquent : un corps) et que cette chose pense mais comment peut-elle penser, et même sentir, si elle est précisément distincte de la pensée ? Toujours la philosophie s’est heurtée à des contradictions de ce type. Cela n’est pas si étonnant lorsque l’on sait que la pensée est capable d’imaginer et, parfois même, de soutenir des thèses contradictoires. Seulement lorsque, à l’instar du sophiste Protagoras, on soutient deux discours opposés concernant un même sujet, l’un est forcément vrai et l’autre, par voie de conséquence, forcément faux. Alors que, notons le, les deux peuvent être vrais du point de vue dialectique. Si donc ce que l’on appelle le raisonnement est une arme redoutable mise au service de la pensée, il n’aboutit pas forcément à la vérité. Nous sommes peut-être parvenus ici au cœur de ce que l’on appelle la philosophie. Notamment depuis Socrate, arc-bouté sur sa maïeutique, elle pose toujours les mêmes questions : que sais-tu ? Et, surtout, que crois-tu savoir ? Et, au-delà encore, qu’est le savoir ? D’évidence, de telles interrogations suggèrent un doute concernant à la fois celui qui croit savoir et, finalement, sur le savoir lui-même. Seulement, et à un moment donné, il faut bien cesser de douter et, par conséquent, affirmer que telle chose est ceci ou cela. Cependant, ici, une nouvelle difficulté survient : la philosophie n’étant pas une science exacte, elle ne dispose d’aucune preuve de ce qu’elle affirme. Toutefois, si le cogito ne peut prétendre apporter la preuve de ce qu’il énonce, il a un immense mérite : il relève de l’évidence. Donc, avec son cogito, Descartes ne peut plus douter de lui-même. Certes, mais affirmant cela il nous dit également que la philosophie ne peut douter d’elle-même. Alors, qu’un philosophe ait tort ou raison, peu importe ! Car, la philosophie n’est pas en quête d’exactitude mais bien davantage de questionnements.


Emmanuel Kant.

X - C’est au cours du XVIII siècle que le grand philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) va proposer une définition plus extensive de la philosophie. Pour ce faire, quatre questions vont lui suffire : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? La quatrième question qui, d’ailleurs, universalise les trois premières, a pour mérite de centrer la philosophie sur son objet principal : l’homme. En outre, et comme l’a finement noté Comte-Sponville, elle renvoie à une cinquième question « qui est sans doute, philosophiquement et humainement, la question principale : Comment vivre ? Dès qu’on essaie de répondre intelligemment à cette question, on fait de la philosophie. » (Présentations de la philosophie, p. 15.) La question de Montaigne « Que sais-je ? », qui est de fait, et la première question kantienne « Que puis-je savoir ? », qui est de droit, renvoient, l’une et l’autre, à l’un des objectifs fondamentaux de la philosophie : la recherche de la vérité. Seulement, voilà, un problème se pose : qu’est la vérité ? Et, en tout premier lieu, existe-t-elle véritablement ? Et, si c’est le cas, comment peut-on être certain de la détenir ? Apparentée en cela à la sagesse, la vérité n’est ni un fait ni un donné. Elle est avant tout une valeur qui relève du discours et non de la mesure.


XI - Moins ambitieuse dans son énoncé, la première question kantienne implique une autre question beaucoup plus délicate : qu’est-il possible de savoir ? (Auparavant, John Locke – 1632/1704 – avait posé une question quasi-similaire : Que pouvons-nous savoir et comment ?) Nous sommes ici au cœur de ce que l’on nomme connaissance et, surtout qu’elles sont ses limites. En d’autres termes, le potentiel cognitif de la raison est-il suffisant pour tout connaître ? Depuis l’Antiquité, ce problème des plus crucial n’a cessé d’alimenter une âpre polémique entre deux courants de pensée complètement antagonistes : le dogmatisme et le scepticisme. Beaucoup plus nombreux, les dogmatiques revendiquent la détention de connaissances irréfragables (certaines) et cela sans pouvoir apporter la moindre preuve de leurs affirmations. Après tout, Platon prouva-t-il l’existence de ses Idées ? Epicure prouva-t-il l’existence de ses atomes bien que, et d’une certaine manière, la science lui ait donné raison ? Plus prudents, (et peut-être même, plus sages) les sceptiques (notamment Pyrrhon, fondateur de l’école sceptique (~ 340-275 Av J.C.) ou, pour les temps modernes, Montaigne, Hume etc.) se gardent bien d’affirmer quoique ce soit. Car, et selon eux, il est impossible à « l’humaine raison » d’accéder au monde très fermé des certitudes : « Il n’est même pas certain, disait Pascal, que tout soit incertain... » Ici, une remarque des plus intéressante s’impose : un athée est-il un sceptique ? Distinguons tout d’abord ce qui différencie un croyant d’un athée. Le premier affirme l’existence de dieu. Or, cette existence ne peut être prouvée. (Abstraction faite de la naïveté cartésienne au sujet de ses « preuves de l’existence de dieu. » Mais, après tout, et comme le disait Alain : « Une erreur de Descartes ne vaut-elle pas mieux qu’une vérité d’écolier ? » ) Par conséquent, un croyant est un dogmatique. De son coté, l’athée nie l’existence de dieu. Seulement il ne peut non plus prouver cette non-existence. Il en découle que, lui aussi, est un dogmatique. Toutefois, le dogmatisme du premier est l’inverse de celui du second. En effet, le dogmatisme du croyant est dit « positif » car il affirme une existence. A l’opposite, le dogmatisme de l’athée est dit « négatif » car il affirme une non-existence. Mais, qu’en est-il du sceptique ? S’il est sincère avec lui-même, il ne se prononcera pas et, conséquemment, il suspendra son jugement puisqu’il n’existe aucun critère susceptible de l’éclairer. Pour note, le refus de se prononcer sur l’existence ou la non-existence de dieu se nomme : agnosticisme. Il en découle que l’agnostique est forcément sceptique.


XII - Le sceptique ne peut donc se prononcer sur l’existence de dieu et, bien qu’étant moi-même athée, j’avoue bien volontiers partager sa position. Il en découle que, concernant cette existence, la réponse au « Que puis-je savoir ? » de Kant est : rien ! Ceci étant, peut-on généraliser cette affirmation ? Ou, en d’autres termes, est-il véritablement impossible de connaître quoique ce soit ? Heureusement non ! Par exemple, là, devant ma fenêtre, se dresse un immeuble relativement ancien. Je le vois, cela est incontestable ! Donc, puis-je penser et dire : il existe bel et bien et, je le connais. Ceci étant, puis-je affirmer que je le connaisse vraiment ? Combien de pièces comporte-t-il ? Ai-je même la plus petite idée du nombre d’atomes dont il est fait ? Certes non ! Ici, nous retrouvons Montaigne : être sceptique c’est essentiellement considérer qu’il n’existe pas de connaissances exhaustives ni de certitudes universelles accessibles à l’homme. Certes, la métaphysique existe bel et bien mais que nous apprend-elle sinon que les grands concepts imaginés par la raison (l’être, le tout, dieu etc.) n’ont aucune réalité matérielle et échappent donc à la perception. Par voie de conséquence, ils sont inconnaissables ce qui implique que la métaphysique ne nous apprend rien. Car, et ne l’oublions pas, la connaissance commence par le travail des sens et, si cette connaissance est bien souvent des plus relative, c’est parce que nos sens sont incertains : « La même tour nous paraît ronde de loin et carrée de près », nous dit Sextus Empiricus (Esquisses LI, 118) Ceci posé, il serait pour le moins excessif de penser que la connaissance ne dépend que des sens. En effet, et indépendamment de leur fiabilité toute relative, les sens, seuls, sont incapables de générer une combinatoire susceptible de mettre en évidence les relations existant entre les objets perçus : « Les sens sont simplement affectés, nous dit encore Sextus Empiricus (Esquisses III, 47), alors que la pensée va de la saisie des choses senties à la saisie des choses pensées. »


XIII - Cette affirmation nous renvoie à une nouvelle notion : l’expérience. Philosophiquement, la notion d’expérience désigne la transition entre les perceptions et l’esprit qui les organise afin d’élaborer, de valider (ou d’infirmer) nos connaissances. Ici, et une fois encore, deux écoles s’affrontent : le rationalisme et l’empirisme. Avec Aristote ou Locke, l’empirisme soutient qu’il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait été d’abord dans les sens. Pour Locke, l’esprit étant une « table rase », comment peut-il concevoir des idées à partir des seules perceptions ? Grâce à l’expérience, répond-il (Essai sur l’entendement humain). Toutefois, un problème survient : comment expliquer le double rôle de l’expérience ? Par qu’elle procédure parvient-elle à « éduquer » l’esprit à partir d’observations rendues possibles grâce aux perceptions ? D’autre part, peut-on véritablement soutenir que la déduction mathématique ne repose que sur les sens ? Existe-t-il des « idées innées », comme le pensait Descartes, ou des « principes a priori », comme l’affirma Kant ? Et, finalement, l’affrontement entre rationalisme et empirisme est-il vraiment fondé ? Ne pourrait-on pas plutôt penser que l’un est le complément indispensable de l’autre et que, conséquemment, il existe une connaissance par expérience (celle prônée par les empiristes) et une connaissance par raison (chère aux rationalistes) ? Pour ma part, je pense que les deux écoles devraient se réconcilier car, considérée isolément, l’une ou l’autre ne peut rendre compte de l’extrême complexité de la connaissance humaine. Alors, mon cher Kant, ne critique pas trop sévèrement les empiristes car leurs idées valent bien les tiennes...


XIV - Fondatrice de la morale moderne, la deuxième question kantienne (Que dois-je faire ?) soulève un problème lexical : existe-t-il, ou non, une différence de sens entre morale et éthique ? Etymologiquement, « morale » est issu du latin moralis, traduit du grec ta èthica par Cicéron. Si nous en restons là, « les deux termes désignent ce qui a trait aux mœurs, au caractère, aux attitudes humaines en général et, en particulier, aux règles de conduite et à leur justification » Eric Weil, in Universalis. « Seulement, nous dit Paul Ricœur (Id.), je propose de distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme d’éthique pour tout le questionnement qui précède l’introduction de l’idée de loi morale et de désigner par morale, tout ce qui, dans l’ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs. » Ce dernier avis implique une diachronie (une évolution) entre éthique et morale durant laquelle la première préfigure la seconde. De fait, les diverses éthiques (aristotélicienne, stoïcienne, épicurienne etc.) n’ont aucunement relevé de l’impératif kantien qui repose sur une injonction : tu dois ! Si, pour nous modernes, il convient donc de distinguer éthique et morale ou Comment vivre ? et Que dois-je faire ? remarquons aussi que l’éthique répond à la première question ; la morale à la seconde.


XV - Durant la période hellénistique (III-I Av. J.C.), les deux grandes sagesses de l’Occident (stoïcisme et épicurisme) se sont interrogées sur les conditions nécessaires à l’acquisition du bonheur qu’elles ont associées à la vertu mais d’une manière différente : pour les stoïciens, la vertu conduisait au bonheur alors que pour les épicuriens, le bonheur conduisait à la vertu. Il en découle que pour ces deux écoles, bonheur et vertu étaient indissociables et il faudra attendre Kant pour que ce lien soit rompu. La transition kantienne marque le passage du particulier (l’éthique) vers l’universel (la morale). A ce propos adressons-nous au célèbre impératif catégorique (Fondements de la métaphysique des mœurs) : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Les termes sont éloquents car, ici, nous quittons le domaine des recommandations propres à l’éthique pour un impératif qui dicte d’une manière catégorique quel doit être notre comportement vis à vis des autres. Avec beaucoup plus de simplicité, Rousseau nous propose de « faire à autrui comme on veut qu’on nous fasse. » La notion de réciprocité qui émane de cette réflexion n’a pas attendu le XVIII siècle pour apparaître dans la pensée humaine. En effet, et dès le VI siècle Av. J.C., le philosophe chinois Confucius avait exprimé la même idée mais sous une forme négative : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. » Bien que la finalité morale soit la même il existe cependant une différence fondamentale entre les deux citations. Si Rousseau nous dit ce qu’il faut faire, Confucius attire notre attention sur ce qu’il ne faut pas faire. Et, disant cela, il atténue singulièrement la portée de l’impératif.


XVI - Quelque part, il semblerait que la morale kantienne soit la conséquence d’une réflexion sur l’altérité. Je dois bien me comporter vis à vis de l’autre si je souhaite, qu’à son tour, cet autre se comporte bien vis à vis de moi. Alors que l’éthique ne concernait que le rapport établi entre un être et lui-même, au sein d’une communauté, il est vrai, la loi morale s’inscrit dans un rapport entre soi et un autre. Agir selon la loi morale consiste donc à s’interdire ce que l’on condamnerait chez les autres. Il s’agit ici de se soumettre volontairement à des règles qui s’appliquent à nous-mêmes ainsi qu’à tous. Cependant, cette soumission ne relève pas de la simple passivité. Y consentir doit impérativement être précédé d’une intention et suivi d’une volonté : celle de bien faire. C’est sans doute cela qui conduisit Paul Ricœur à associer le point de vue kantien à une déontologie. De fait, nous dit A. Comte Sponville (Présentations de la philosophie. p. 25) être un homme moral « c’est « respecter l’humanité en soi et en l’autre. Cela ne va pas sans refus. Cela ne va pas sans efforts. Cela ne va pas sans combats. Il s’agit de refuser la part de toi qui ne pense pas, ou qui ne pense qu’à toi. Il s’agit de refuser, ou en tout cas de surmonter, ta propre violence, ton propre égoïsme, ta propre bassesse. C’est te vouloir homme, ou femme, et digne de l’être. »


André Comte-Sponville

XVII - Avec sa clarté habituelle, A. Comte Sponville vient de nous proposer ce qui, à mes yeux, constitue peut être la meilleure définition de la morale. Il aurait pu s’appuyer sur le décalogue (les dix commandements), ce qui aurait sensiblement limité la portée de son propos, ou, encore, choisir une formulation culpabilisante si chère à notre civilisation Juédo-chrétienne. Au lieu de cela, il a tracé un chemin conduisant l’homme vers l’humanité. Etre un être humain, nous dit-il en filigrane, c’est être digne d’appartenir à l’humanité en réfrénant tout ce qui en nous se révèle nuisible et destructeur. Sa formulation ne recourt pas à l’impératif catégorique de Kant qui s’apparente quelque peu à l’antichambre de la loi. Il ne dit pas non plus que l’homme moral recevra une gratification afin de le récompenser pour son attitude altruiste. Il se contente avec sagesse de renvoyer l’homme à lui-même en attirant son attention sur ce qu’il y a d’humain en lui. Il ne promet pas non plus le bonheur car l’histoire montre bien trop souvent qu’un homme amoral peut être heureux. Finalement, la morale, telle qu’elle est entendue ici, propose une réflexion destinée à garantir « le vivre ensemble » sans lequel nous ne pourrions vivre tout court. Car, et ne l’oublions pas, l’homme est avant tout un animal social. Cela veut dire qu’il ne peut vivre sans les autres et doit donc les respecter sinon les aimer. Finalement, il s’agit ici de « Faire bien l’homme », comme disait Montaigne.


XVIII - Considérée au premier degré, la troisième question kantienne  (Que puis-je espérer ?) pourrait laisser penser que le philosophe se penche sur ce que l’on nomme : les choses terrestres. Seulement, et de l’aveu même de Kant, cette question renvoie à la religion. Saint Augustin aurait pu, sans doute, formuler cette question d’une manière différente : Que puis-je espérer de la Cité Céleste. Face à cette problématique, un athée répondra : rien ! Attitude qui, n’en doutons pas, le maintiendra face à une certaine forme de désespérance. Appartenant moi-même à ce courant de pensée je puis affirmer que j’en sais quelque chose.. ! A l’opposite, le croyant, qui croit à l’existence d’un dieu sinon bon du moins bienveillant, détient un élément de réponse : la vie dans l’au-delà sera infiniment plus heureuse que la vie ici-bas. J’ai envie de répondre à ce croyant : Hé bien ! Rien ne t’interdit de l’espérer ! Bien que je sois encore plus athée que la place rouge, jamais je ne jetterais la première pierre à un croyant car je comprends l’utilité de ce sentiment. En effet, et face à la conscience de notre propre finitude, il faut un certain courage pour se passer de dieu durant toute sa vie. Pour un croyant, et quelle que soit sa divinité, elle s’impose en tant que justification face à l’injustifiable : la mort ! Alors, et quitte à adopter certains arrangements pour le moins curieux (le « pari » de Pascal, par exemple), il est d’évidence bien plus confortable, et surtout plus rassurant, de croire plutôt que de ne pas croire.


XIX - Si donc, dieu existe (après tout, pourquoi pas ?) et, surtout, s’il a le temps de s’occuper des hommes, la troisième question kantienne pourrait se muer en une affirmation : Je peux espérer ! Espérer quoi ? Bénéficier de sa mansuétude ! Seulement, cette espérance formulée par une question introduit un doute au sujet de l’existence de dieu. En effet, se demander ce que l’on peut espérer revient à se demander si dieu existe. Or, un tel doute n’envahit pas l’esprit d’un athée lequel, et d’une manière tout à fait dogmatique, règle d’une manière définitive cette question : dieu n’existe pas ! Convenons qu’ici nous ne parlons guère de philosophie car la raison n’est pas en mesure de justifier la croyance. Quelque part, on peut dire que la croyance agit comme un médicament de confort destiné à apaiser l’âme de ceux qui n’ont pas le courage, la force, plutôt, d’affronter sans aide l’absurdité de la vie. Ont-ils tort ? Sincèrement, je ne le pense pas car il est (peut-être) préférable de vivre dans l’illusion que de souffrir en raison de sa lucidité. Indiscutablement, la foi aide, réconforte et cela d’autant plus qu’elle est totalement étrangère à la raison. Parfois même, elle est un véritable bâton de vieillesse qui vient soutenir les pas chancelants des plus sceptiques. Que l’on songe au philosophe Bion qui, après s’être moqué durant toute sa vie des religieux, se réfugia dans les plus extrêmes superstitions, comme dit Montaigne, lorsqu’il sentit la mort roder autour de lui. Toutes ses raisons expliquent ma clémence envers les croyants et cela malgré que je sois totalement dépourvu de foi. Je ne leur demande qu’une seule chose : Se souvenir que la foi est une expérience exclusivement personnelle et qu’elle n’a rien à faire dans les choses de la cité. Car, chaque fois que la religion s’est mêlée de politique, ce fut pour le plus grand malheur des hommes et nous en avons encore la preuve aujourd’hui.


XX - La quatrième question kantienne : Qu’est-ce que l’homme ? nous ramène à la véritable philosophie par le biais de l’anthropologie (ou étude de l’homme en général.) Il a une faculté cognitive (ou faculté d’apprendre, de connaître), une éthique ou une morale (dans le meilleurs des cas...), une espérance (ou une désespérance, c’est selon.) N’a-t-il que cela ? Certes non ! Il a aussi la faculté d’aimer, de haïr, d’être heureux ou malheureux. Il peut être bon ou cruel, honnête ou malhonnête, égoïste ou altruiste, juste ou injuste. Parfois, il est brillant mais, bien souvent, il est ordinaire pour ne pas dire totalement bête. Il peut être un ange mais aussi un monstre s’acharnant à nuire à l’humanité. Il peut jouir de la fortune ou pâtir de la misère, être un dominant ou un dominé. Chanceux, il est beau ; infortuné il est laid. Chanceux, encore, il jouira très longtemps d’une bonne santé ; dans le cas contraire, il souffrira injustement (que l’on songe à Epicure..) Il peut aimer les arts ou les délaisser. Il peut même s’adonner à la philosophie ou, comme c’est le cas le plus fréquent, totalement l’ignorer...


XXI - Cependant, et bien qu’il puisse être tout ou son contraire, il n’en demeure pas moins que « L’homme est une chose sacrée pour l’homme (Sénèque) » C’est pourquoi, d’ailleurs, l’une de ses plus admirables vertus est : la tolérance (Voltaire). En effet, tolérer autrui c’est admettre sa différence en n’oubliant pas « qu’un être humain, du seul qu’il l’est, ne doit pas être regardé comme un étranger par un autre être humain (Cicéron). » Or, et même chez les plus grands esprits, on peut déplorer l’absence de cette noble attitude. Que l’on songe, par exemple, au grand Platon qui, n’ayant pas supporté pas les écrits de Démocrite, tenta de les faire brûler ! Il existe, cependant, une caractéristique que la plupart des hommes ignore : c’est leur fragilité. Embourbés dans leur ego (le plus souvent sur-dimensionné), la quasi-totalité des hommes semblent habités par une volonté de puissance qui leur fait oublier la vanité de l’existence : Le moyen que je prends pour rabattre cette frénésie, écrivit Montaigne (Apologie de Raymond Sebond. p. 55), c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil et humaine fierté ; leur faire sentir l’inanité, la vanité et misère de l’homme (...) » Alors, faut-il désespérer de tout ? C’est ici que la philosophie devient essentielle. C’est ici, également, que nous apparaît son utilité. Philosopher ne revient-il qu’à apprendre à mourir,  comme disait Montaigne ou, plus joyeusement, à vivre ? Pour moi, la réponse à cette question est des plus cruciale car elle distingue deux attitudes diamétralement opposées : adopter l’avis de Montaigne englue l’âme dans le désespoir alors que choisir la vie trace le chemin d’une existence qui, en dépit de tout, peut être heureuse. Aimer la philosophie c’est penser l’homme, penser l’humanité : « Qu’est-ce cela peut bien être, un homme ? S’interroge Platon dans le Théètète, et qu’est-ce qu’une telle nature doit faire ou supporter, qui la distingue des autres êtres ? Voilà ce que cherche le philosophe, voila ce qu’il se donne tant de mal à explorer soigneusement. » Aimer la philosophie c’est tenter de répondre à la quatrième question kantienne : Qu’est-ce que l’homme ? Et, au-delà, qu’elles sont les conditions de son bonheur ? Si l’on veut bien se poser cette dernière question, on comprendra et on mesurera la richesse des sagesses stoïcienne et épicurienne. Car, et même s’il est utopique, « le souverain bien », ou le bonheur parfait, doit être constamment recherché car cette quête donne à la vie un sens bien plus profond que ne le font les religions.


Méditation quantique.

XXII - L’un des problèmes soulevés par la philosophie concerne sa légitimité et donc son utilité dans un monde dominé par les sciences. La philosophie peut-elle, aujourd’hui encore, prétendre éclairer l’homme sur sa condition d’être humain au sein d’une nature devenue l’esclave de l’humanité ? Il ne s’agit plus dans notre présent de suivre la règle stoïcienne selon laquelle il fallait vivre conformément à la nature car, comme le pressentit Descartes, l’homme en est devenu le maître et le possesseur. Douloureux pour certains, ce constat semble nous suggérer que le bonheur ne dépend plus d’une énigmatique sagesse mais bien davantage des progrès dus aux sciences qui redessinent, jours après jours, l’étroit jardin dans lequel nous nous ébattons. La question qui se pose maintenant est celle-ci : les progrès émanant des sciences et l’environnement nouveau qui en découle, ne sont-ils pas, et pour la première fois, en train de modifier considérablement nos facultés cognitives ? En d’autres termes, ne sommes-nous pas condamnés à obéir aveuglément au totalitarisme de notre univers numérique et cela au détriment de notre raison ? Cet assujettissement ne relève même plus de la prospective : il est là et nous englue chaque jour davantage. Aussi, et bien que « la pensée méditante ne soit pas la pensée calculante (Heidegger) », on peut tout de même se demander si la seconde ne va pas finir par triompher de la première. Et, dans cette hypothèse, la philosophie peut-elle encore jouer son rôle essentiel : amener la pensée à se pencher sur elle-même.


XXIII - Que l’on se félicite des progrès scientifiques, ou que l’on soit plus réticent, une question se pose : ne sommes-nous pas en train d’assister à une nouvelle « révolution copernicienne » qui, cette fois-ci, n’affecterait pas l’orgueil humain (comme le fit celle de Copernic) mais modifierait profondément les relations entretenues par l’homme avec ses machines ? Il est en effet symptomatique que nous dépendions à ce point (moi, le premier, d’ailleurs) de ces merveilleux outils que nous appelons : ordinateurs. S’il est incontestable que, sans eux, les progrès de la science ne pourraient être ce qu’ils sont, il n’en demeure pas moins que la totalité de nos sociétés ne pourraient plus fonctionner s’il leur prenait envie de tomber tous en panne. Or, notons-le, il ne s’agit pas ici d’une dépendance mécanique mais bien davantage d’une sujétion cognitive. Et bien que cela puisse paraître extraordinaire, le monde numérique dans lequel nous évoluons est de plus en plus liberticide. L’un des grands paradoxes de l’histoire humaine montre que Platon eut raison d’affirmer : « Qu’il n’est pas possible, Théodore, que les maux disparaissent, car il faut toujours qu’il y ait quelque chose de contraire au bien (...) et c’est une nécessité qu’ils circulent dans le genre humain et sur cette terre. Théétète 176a. » Replacer dans notre contexte, cette réflexion accrédite l’idée selon laquelle tout progrès humain est quasiment toujours suivi d’un effet contraire. Certes, l’invention du moteur à explosions facilita la mobilité des hommes mais elle permit aussi le triomphe (provisoire, par bonheur) du fascisme allemand avec les dizaines de millions de morts qui en furent la conséquence. Alors, l’une des grandes questions philosophiques qui perdurent aujourd’hui encore est celle-ci : qu’entend-t-on véritablement pas « progrès humain ? » Et, que l’homme doit-il faire pour que les progrès de la science ne se retournent pas contre lui ?


XXIV - « Sapience n’entre point en âme malivole et science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Finalement, Rabelais vient de nous dire, et contrairement à ce que pensait Platon, pourquoi la philosophie ne peut être réduite à une science. Cette dernière dispose d’une logique qui lui est propre. Quelque part, elle se contente de mesurer, d’expérimenter et cela, sans aucunement se préoccuper des conséquences de ses découvertes sur la condition humaine. La science est froide, inhumaine, comme, d’ailleurs, le sont les mathématiques ou la logique. Elle est fille de la raison calculante et non celle de la raison méditante ou, plus exactement, de la « raison raisonnante. » Comme le suggéra Kant, elle relève de l’entendement qui n’est qu’une partie de la raison. La science progresse avec une totale indifférence vis à vis des principes qui lui permettent d’assurer ses progrès. Aussi, et bien qu’elle soit indispensable, une généralité scientifique ne peut en aucun être associée à une thèse philosophique. Bien évidemment, un scientifique est tout à fait apte à s’interroger sur les conséquences humaines de ses découvertes. Mais, procédant ainsi, il réfléchit en philosophe et non plus en scientifique. A quoi sert la philosophie ? A cela. C’est à dire à comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons et, surtout, qu’elles en seront les conséquences pour l’humanité. C’est bien pourquoi Jules Vuillemin a eu raison de penser que les découvertes scientifiques ne peuvent infirmer absolument la validité d’une philosophie. La raison en est toute simple : si la philosophie peut réfléchir sur la science ; cette dernière ne peut réfléchir sur la philosophie. Seule la philosophie peut réfléchir sur elle-même car elle est son propre objet et cet objet est d’autant plus universel qu’il est étroitement confondu avec ce curieux animal que nous appelons : Homme.


XXV - A la suite du relativisme d’Epicure (en matière d’hypothèses) ou celui d’Auguste Comte, les sciences sont à la recherche de vérités qu’elles savent relatives en raison même de leurs fondations hypothétiques. Elles émettent une hypothèse et la confrontent à l’expérience (quand cela est possible) afin de tester sa fiabilité. Lorsque cette fiabilité est établie, l’hypothèse précédente (ou théorie) est impitoyablement invalidée. C’est ainsi que, et sans état d’âme, l’héliocentrisme de Copernic (XVI siècle) a définitivement supplanté le géocentrisme de Ptolémée (II Av. J.C.) et cela à un point tel que nul aujourd’hui n’oserait se prévaloir du géocentrisme. Dans le domaine philosophique, un système, une école, n’invalide jamais les autres systèmes ou les autres écoles. C’est ainsi qu’Aristote, et en dépit de divergences profondes, n’a jamais jeté Platon dans les oubliettes de l’histoire de la philosophie. En dépit des siècles l’un et l’autre continuent à exister et à être étudiés. Il ne s’agit pas là d’un paradoxe car les questions soulevées par la philosophie sont universelles et concernent l’homme dans sa profondeur la plus ultime. A l’époque de Platon ou à celle d’Aristote, l’amour était l’amour, la mort, la mort, les dieux, les dieux etc. Et, à cet instant, qui pourrait nier que ces questions ont disparues ? Si donc, la philosophie est également à la recherche de vérités mais celles-ci ne sont pas de la même nature. Mais pourquoi ? Tout simplement parce que ses avis, et même s’ils sont rationnels, n’ont pas besoin d’être soumis au contrôle expérimental. Par exemple, lorsque le présocratique Héraclite affirme que le feu est le principe de toutes choses, il considère que cette affirmation se suffit à elle-même. Cependant, si de cette manière, elle a force de loi, il ne s’agit pas d’une loi scientifique. Ceci explique d’ailleurs pourquoi les philosophes et les écoles philosophiques de l’Antiquité suscitent autant d’intérêt aujourd’hui encore : elles sont d’autant plus accessibles qu’elles se dispensent de toute rationalité critique. Avaient-elles le choix ? Certes non ! Car, ne l’oublions pas, la philosophie occidentale a vaincu les mythes mais en a subit longtemps les influences. Je ne sais pas si la loi des trois états d’Auguste Comte correspond véritablement à une vérité historique mais elle a cependant pour mérite de traduire assez fidèlement l’évolution de la philosophie. Pour Auguste Comte, en effet, la jeunesse de l’esprit humain est théologienne ; son adolescence, métaphysicienne ; sa maturité est positive c’est à dire que l’étude de l’humanité devient une science : la sociologie. J’ai envie de répondre à Auguste Comte que la philosophie n’a pas attendu le XIX siècle pour être « positive. » Il ne faut tout de même pas confondre pré-science et pré-réflexion. Par exemple, que les présocratiques ne puissent être qualifiés de « scientifiques » relève du bon sens mais affirmer qu’ils n’auraient pas réfléchi relève de l’absurdité. Or, précisément, la philosophie est une réflexion générée par un questionnement. Certes, les fruits de cette réflexion ne sont pas vérifiés au sein d’un laboratoire mais ils ont pour vertu de tracer et d’éclairer les chemins existentiels empruntés par les hommes.


XXVI - Finalement, se demander ce qu’est la philosophie revient à s’interroger sur le sujet (ou les sujets) qui l’a concerne et sur la nature du savoir (ou des savoirs) qu’elle est censée dispenser. Lorsque, par exemple, Socrate nous dit « je sais que je ne sais rien », il reconnaît savoir quelque chose même si ce quelque chose peut sembler infertile. Cependant, et dans ce contexte, l’affirmation d’un non-savoir peut être le début d’un savoir même si celui-ci repose sur le doute de lui-même. C’est ici que, fondamentalement, philosophie et science divergent. Pour fonctionner en tant qu’hypothèse, une idée scientifique ne peut laisser perdurer un doute qui l’a paralyserait. « Quand on a un peu plus réfléchi, remarque Henri Poincaré (La science et l’hypothèse, p. 2), on a aperçu la place tenue par l’hypothèse ; on a vu que le mathématicien ne saurait s’en passer et que l’expérimentateur ne s’en passe pas davantage. Et alors, on s’est demandé si toutes ces constructions étaient bien solides et on a cru qu’un souffle allait les abattre. Etre sceptique de cette façon, c’est encore être superficiel. Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir. » Progresser en science implique donc le recours à des hypothèses sans lesquelles l’esprit du scientifique ne pourrait aller au-delà de ce qu’il sait. « Tout phénomène, nous dit Epicure (Diogène Laërce, Ibid. p. 248), admet des explications multiples, et si l’on considère à la fois les hypothèses et les causes qui lui conviennent, en évitant bien de s’attarder à celles qui ne lui conviennent pas, crainte de tomber d’une façon ou d’une autre dans une explication unique. » Il ressort de tout ceci qu’une hypothèse appartient à un groupe d’hypothèses parmi lesquelles le scientifique doit en privilégier une au détriment des autres. Il en découle nécessairement que le scientifique doit agir comme s’il était certain d’avoir raison tout en sachant très bien qu’il puisse avoir tord. A l’inverse, une idée philosophique peut naître d’un doute car l’incertitude, même si elle est niée, ne lui nuit que très rarement. C’est ainsi que Socrate, les sceptiques, Montaigne, Descartes ont montré que les bases de la philosophie sont aussi mouvantes que les eaux du fleuve d’Héraclite. Quelque part, et si nous la considérons universellement, la philosophie souffre d’un handicap qui, pourtant, fait sa force : elle ne peut démontrer ce qu’elle affirme mais, en retour, jouit d’une totale liberté.


XXVII - Cette liberté ne résulte pas du hasard car elle relève de l’une des potentialités de l’esprit humain. En ce domaine, on ne décide rien. Si l’on considère que philosopher est un plaisir alors, on philosophera ; dans le cas contraire, non. Ici, pas de vital ni de nécessité car « on ne meurt pas de ne pas pratiquer la philosophie – sinon qu’elle hécatombe ! » – constate ironiquement Michel Onfray. L’esprit humain dispose d’un grand nombre d’outils cognitif et il dépend de sa seule liberté d’en user ou pas. De ce point de vue, la philosophie ne semble pas conditionner la survie des espèces animales. Après tout, un chat ou un chien vivent très bien sans philosopher. Alors, pourquoi en irait-il autrement pour l’homme ? Oui, pourquoi ? Ici, la prise de risque est inévitable. Je pense, en effet, qu’au-delà le questionnement, la réflexion, la philosophie est une esthétique entendue comme un art de vivre. Le philosophe ne peut s’empêcher de philosopher car, sans cela, sa vie lui paraîtrait vaine et, en tous cas, vide de sens. A l’opposite, un non-philosophe peut se dispenser de philosopher à la condition, toutefois, qu‘une telle dispense ne nuise pas à son bonheur tout comme il n’est pas indispensable d’être mélomane ou, plus généralement être esthète, pour être pleinement heureux. Vais-je jeter la première pierre au non-philosophe ? Certes pas ! Car, pour ressentir du plaisir en philosophant, il faut, au préalable éprouver le désir de philosopher. Il est symptomatique, d’ailleurs, qu’au début de sa lettre à Ménécée, Epicure associe le bonheur, qui est la réalisation du désir d’être heureux, à la philosophie. Alors, si la philosophie n’est pas seulement une ataraxie (ou la recherche du bonheur), elle lui est intimement liée.


XXVIII - Indépendamment de cette approche éthique (au sens de la période hellénistique) la philosophie peut être considérée comme un « méta-savoir » - et non pas comme un savoir (du type scientifique, rappelons-le.) Car, et elle a ceci de particulier, qu’elle seule est apte à définir ce qu’elle est. Hormis elle-même, elle n’a pas d’objet qu’elle puisse analyser. Finalement, la philosophie est « sémantisante. » Sans cesse, elle recherche le sens des mots afin de dénicher les êtres qu’ils désignent. Socrate fut le maître de cette démarche : lorsque j’affirme que ceci pourrait être cela que signifient ceci et cela ? C’est bien pourquoi, d’ailleurs, Kant estima que l’on ne peut apprendre la philosophie mais seulement à philosopher. Apprendre à philosopher ? Mais, que cela veut-il dire ? Observer les étoiles, comme le font les astronomes ? Résoudre des équations, comme le font les mathématiciens ? Manipuler des éprouvettes, comme le font les biologistes ? En d’autres termes, philosopher reviendrait-il à étudier des objets concrets constitués de matière ? Ou, encore, peut-on matérialiser un concept et, surtout, en définir ses attributs ? Le simple bon sens répond à ces questions. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, si la philosophie n’est pas la science, les domaines sur lesquels elle se penche sont inaccessibles à cette même science car ils ne relèvent ni de l’expérience et ni de la mesure. Aussi, les « positivistes », voire les « scientistes », devraient lire, ou relire, Bergson qui nous affirme ceci : philosophie et science ne peuvent être rivales car l’une ne peut être sans l’autre si l’on veut conserver à l’homme ce que l’on nomme sa dignité.


Martin Heidegger.

XXIX - Finalement, et comme le remarqua Heidegger, la philosophie commence par une question : « qu’est-ce que la philosophie ? » Puis, à partir de cette interrogation sur elle-même, elle poursuit son chemin jusqu’à la quatrième question kantienne : « qu’est-ce que l’homme ? » Et surtout, qu’entend-t-on exactement par « l’humaine condition » évoquée par Montaigne ? Si l’on oublie ce préalable, on ne peut comprendre aucun philosophe ni aucune philosophie. Certes, philosopher ne permet pas de résoudre l’immense problème soulevé par la conscience que l’on a de soi-même et du pourquoi de notre propre vie ni d’éradiquer, d’ailleurs, les nombreuses et inutiles souffrances endurées par beaucoup trop d’hommes. Cependant, et que l’on ne me tienne pas rigueur pour la trivialité de cette formule, elle permet de mourir un peu moins idiot (Philosopher, c’est apprendre à mourir, disait Montaigne...) C’est cela que l’on devrait enseigner aux jeunes qui ne comprennent pas toujours l’utilité de la philosophie. Beaucoup plus dommageable encore, trop de gens associent philosophie et mysticisme alors que la philosophie est née précisément au détriment de cette fascination envers le divin. Philosopher n’est pas croire mais essayer de comprendre ce que nous sommes et ce que nous faisons là où nous sommes. Philosopher consiste à ouvrir une porte sur notre propre singularité, sur notre propre humanité afin de nous mieux aimer et surtout de mieux aimer les hommes qui nous entourent.


XXX - Mais, pourrait-on me rétorquer, si cette perspective humaniste semble être des plus louable, est-il bien raisonnable de limiter la philosophie à cette unique vocation ? Certes non ! Serais-je alors obligé de répondre. Car, et quitte à frôler l’outrance, force est de reconnaître que la recherche du bonheur n’est finalement qu’une catégorie (au sens aristotélicien de ce terme) de la philosophie. En effet, ce qu’il faut bien comprendre c’est que l’esprit humain est capable de se dispenser du réel pour s’aventurer dans monde totalement spéculatif que l’on nomme métaphysique. Issu du grec méta (ou au-delà, après) et phusiké (ou physique, nature), ce terme fut attribué par Andronicos de Rhodes (I av. J.C.) aux textes d’Aristote écrits au lendemain de ceux traitant de la physique. Définir très précisément ce qu’est la métaphysique est très difficile car elle tend vers la connaissance (par la raison) des choses immatérielles. Or, ces dernières n’ont pas de corps, pas de contours. Ici, nous sommes dans le monde des Idées platoniciennes ou de l’innéisme cartésien. Pour le métaphysicien, il s’agit d’imaginer des archétypes c’est à dire des causes susceptibles d’expliquer la constitution du monde tel que nous le percevons.


XXXI - « Tu parles de la cité dont nous venons de tracer le plan, et qui n’est fondée que dans nos discours, puisque, je ne sache pas qu’elle existe dans aucun endroit de la terre... » Glaucon vient de faire remarquer à Socrate que la description de sa cité idéale n’est qu’une utopie (Platon, la République IX 592 ab.) Mais alors, la politique, qui fonde et gère la cité, ne servirait-elle à rien ? Répondre positivement à cette question serait pour le moins imprudent car sans la politique, l’homme retournerait à l’état de nature dans lequel, comme le dit Hobbes, c’est « la guerre de chacun contre chacun. » Il est de bon ton, aujourd’hui, de dire que les politiques sont tous « pourris. » Certes, mais n’ont-ils pas au moins le mérite (qu’ils soient de droite ou de gauche) de préserver un état de droit dans lequel les hommes sont obligés de vivre en bonne entente et cela en dépit de leur égoïsme ? La politique commence ou finit la guerre que celle-ci se déroule entre des états ou des groupes d’individus appartenant à la même nation. La politique est l’une des plus belles inventions de l’homme qui, dès lors, est sorti de sa caverne pour devenir « l’animal politique » d’Aristote. En dépit de la qualité de ses représentants (mais, après tout, disait Hegel, nous avons les gouvernants que l’on mérite d’autant qu’en démocratie, du moins, c’est nous qui les élisons) elle ne cherche qu’à établir des consensus entre les citoyens. Cela n’est pas facile car chacun d’entre-nous a ses opinions, ses idées (dans le meilleur des cas.) Chacun d’entre-nous éprouve des désirs qui ne sont que rarement compatibles avec ceux d’autrui. Et pourtant, il faut bien vivre ensemble et, de préférence, en bonne intelligence. C’est à cela qu’œuvre la politique.


Assemblée nationale, Palais bourbon.

XXXII - Alors, oui ! Dans un état démocratique, il y a des débats parfois houleux. Il y a des affrontements sur les bancs de l’assemblée (et non sur un pré, au petit matin...) La politique, c’est l’art de la parole et c’est ainsi qu’elle rejoint la philosophie. Faire de la politique c’est tenter de convaincre à tout prix et même si, dans son for intérieur, on sait que l’on a tort. Le premier qui, sans doute, comprit ce qu’était véritablement la politique fut le sophiste Protagoras (V siècle Av. J.C.) En effet, il n’hésita pas à écrire que « sur toute chose on pouvait faire deux discours exactement contraires (Diogène Laërce, Vol. II, p. 185.) » Dès lors, il suffit de choisir celui qui aura la plus grande force de conviction (le discours « fort » de Protagoras.) Pour un sophiste, la conquête du pouvoir (politique) exige la parfaite maîtrise du langage afin d’être le plus persuasif possible. Dans un pays comme le nôtre, l’assemblée nationale ressemble à un prétoire (que l’on songe au combat mené par Simone Weill pour faire triompher sa loi sur l’I.V.G...). Cela explique, d’ailleurs, que beaucoup d’hommes politiques aient été des avocats avant de se lancer dans les affaires publiques. Faire de la politique, c’est recourir à la force des mots et non à celle des armes. C’est sans doute pourquoi les sophistes éprouvèrent, semble-t-il, une véritable sympathie envers le pouvoir démocratique.


XXXIII - Très souvent, certains hommes politiques sont accusés de corruption. Tout aussi regrettable soit-il, c’est un fait. Seulement, ce n’est pas la politique qui est corruptrice mais le pouvoir surtout lorsque celui-ci s’approche dangereusement de l’absolutisme. En effet, et lorsqu’il est excessif, le pouvoir permet à celui (ou celle) qui le détient d’exercer une domination telle que l’homme dominé est conduit à adopter des comportements qui ne seraient pas les siens en d’autres circonstances. C’est pour éviter de tels excès que le pouvoir doit être encadré, surveillé par des contre-pouvoirs comme pas exemple, la presse. Dans un pays démocratique comme le nôtre, le pouvoir se divise en trois instances : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Et, si l’on souhaite que la politique menée par ce triptyque soit la plus saine possible, il est indispensable qu’ils soient indépendants les uns par rapport aux autres même si, dans les faits, cette séparation ne peut être absolue. Dans le cas contraire, même une démocratie deviendrait une « dictature populaire ». Car, comme le disait Montesquieu (L’esprit des lois) : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. » De fait, ce qui vrai pour un seul homme l’est également pour plusieurs. Finalement, et qu’elle que soit l’organisation politique sur laquelle repose le pouvoir, celui-ci doit être surveillé sans relâche par les citoyens. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, l’apolitisme est la plus grave erreur que puisse commettre un citoyen qui, dès lors, serait bien mal placé pour se plaindre dans le cas ou telle ou telle mesure politique ne lui conviendrait pas. C’est également pourquoi ne pas voter est une erreur tout aussi grave car le droit de vote (chèrement acquis par nos ancêtres) est également un devoir, vis à vis de soi et des autres. Participer à une élection c’est revendiquer son statut de citoyen ; c’est affirmer sa dignité de citoyen ; c’est dire à nos gouvernants : je suis là, bien vivant, et je vous surveille !


XXXIV - Dans un état démocratique, la principale difficulté résulte de la délégation de pouvoir sur laquelle il repose. Lorsque, par exemple, durant une élection présidentielle, nous déposons un bulletin de vote dans une urne, nous nous en remettons inévitablement à la personne choisie. Or, est-on sur qu’elle en soit digne ? Est-on assuré qu’elle oeuvrera dans l’intérêt de tous ? Certes non ! Car voter relève souvent d’un pari hasardeux dont, cependant, nous ne pouvons faire l’économie. En effet, et quitte à entrer dans l’outrance, on pourrait imaginer que chacun vote pour lui-même. Dans ce cas (surréaliste, je l’accorde volontiers), il n’y aurait plus de délégation de pouvoir mais autant d’états que d’individus ! Imaginons le nombre de guerres ainsi induites ! Au final, je ne sais pas si le monde démocratique est le meilleur des mondes possibles (Leibniz), mais il est, sans aucun doute, politiquement le moins pire. Il a l’insigne mérite de donner la parole au peuple et, donc, de le reconnaître en tant que tel.


XXXV - L’une des erreurs les plus fréquentes consiste à penser que la politique se réduit à la morale et, donc, qu’un « bon » homme politique est avant tout un homme vertueux. C’est ce que pensait Platon pour lequel politique et éthique étaient étroitement liées et que la même justice devait éclairer à la fois l’homme et la cité. C’est au cours du Moyen Age, et à la suite de Saint-Augustin, que la conception platonicienne de la cité va très sensiblement se radicaliser. En effet, pour l’évêque d’Hippone, la « Cité terrestre » (celles des hommes) était dominée par le péché alors que la « cité céleste » (celle de dieu) était parée de toutes les vertus. Dès lors, l’Etat n’eut d’autre choix que se mettre au service de l’autorité spirituelle dont il deviendra l’un des glaives le plus redoutable. C’est au début du XVI siècle que le florentin Nicolas Machiavel rejeta catégoriquement cette conception chrétienne en « laïcisant » la politique. Ramenée à sa place, c’est à dire à une instance profane, la politique redevient une institution crée par les hommes et pour les hommes. La première conséquence de cette évolution majeure fut la disjonction entre la morale et la politique. Débarrassée de la tutelle divine, la politique, selon Machiavel, devient une technique vouée à l’acquisition du pouvoir et, surtout, à le conserver. Cependant, et si la « fin justifie les moyens », cela ne veut pas dire que l’homme politique doit se complaire dans l’amoralisme. Machiavel ne nous dit pas que les gouvernants doivent faire le mal, mentir, opprimer mais, qu’en cas de nécessité absolue, ils peuvent se livrer aux bassesses les plus infâmes dès lors que la sécurité de l’état serait compromise (la raison d’état...)


XXXVI - Alors, intenter à un homme politique un procès pour amoralité serait des plus malvenu (de toute manière, ce serait juridiquement irrecevable.) Si cet homme a le sens moral, tant mieux pour le peuple qu’il est censé diriger. S’il en est dépourvu, tant pis. De toute façon la politique n’en a rien à faire. Elle n’est pas là pour dicter les conduites vertueuses mais seulement pour organiser au mieux la vie commune. Elle ne peut être parfaite (d’ailleurs, la perfection existe-t-elle ?) ni, conséquemment, hors de reproches mais elle a le mérite de limiter les inévitables affrontements entre les hommes. Finalement, la politique n’est pas le contraire de l’égoïsme (c’est le rôle de la morale) mais bien davantage l’expression collective de cet égoïsme. Il s’agit donc d’être égoïstes ensemble puisque là est notre destin. Il est par ailleurs inutile de chercher un quelconque altruisme dans la politique ; elle n’est pas faite pour cela. Une fois encore, elle socialise les égoïsmes dont les limites sont celles de la loi. Elle trace un chemin plus ou moins large qui permet au peuple de cheminer en paix. Lorsque la politique a la chance d’être conduite par un grand homme (je pense notamment au Général De Gaule pour ce qui nous concerne), elle offre aux citoyens une perspective, un avenir ou, dans le meilleur des cas, un idéal. Dans le cas contraire, elle brille par son absence d’ambition (ici, je ne donnerai pas de nom...) S’il n’est pas indispensable de faire soi-même de la politique, il n’en demeure pas moins essentiel de ne pas se désintéresser d’elle. Dans le domaine moral, Montaigne préconisait de « bien faire l’homme » ; dans le domaine politique il faut « bien faire le citoyen !» Et cela commence par « bien faire son devoir ! » Donc, il faut être vigilant, toujours s’informer et, surtout : voter ! Car, si nous ne votons pas, d’autres le feront pour nous et pas forcément pour notre bien...


Note : Indépendamment des autres philosophes cités, je me suis référé à deux excellents ouvrages écrits par André Comte-Sponville. Disponibles dans la collection Que sais-je ? (Editions Puf), ces deux livres : Présentations de la philosophie et La philosophie, constituent de remarquables outils en matière d’initiation à la philosophie. Ecrits d’une manière très claire, ils sont notamment abordables pour les jeunes lycéens désireux d’approfondir l’article que je viens de proposer. Je ne puis donc que leur conseiller de les acquérir.


Patrick Perrin



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