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La suspension du jugement ou les origines
du scepticisme dans la philosophie antique.
Patrick Perrin
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VII/XII LE SCEPTICISME DE SEXTUS EMPIRICUS
Une réflexion célèbre illustre parfaitement la pensée de Sextus Empiricus : « (...) En ce qui concerne la voie sceptique, nous traiterons sous forme d’esquisse, dans le présent ouvrage, en ayant tout d’abord dit ceci : de rien de ce qui sera dit nous n’assurons qu’il est complètement comme nous le disons mais pour chaque chose nous faisons en historien un rapport conformément à ce qui nous apparaît sur le moment. Ibid. L.I. 4 » Sextus vient d’adresser un doute, non pas aux philosophes dogmatiques, mais aux objets de sa propre pensée. Plus encore, il se présente comme un historien relatant l’apparence des choses et les impressions qu’elles suscitent en nous. Un peu plus loin (Ibid. L.I. 7), il explique ce qu’il entend par “voie sceptique” (que l’on peut traduire par “conduite”) : « Ainsi la voie sceptique est appelée aussi :
Chercheuse du fait de son activité concernant la recherche et l’examen.
Suspensive du fait de l’affect (ce qui affecte) advenant à la suite de sa recherche chez celui qui examine.
Aporétique (qui se heurte à une contradiction) soit, comme disent certains, du fait qu’à propos de tout elle est dans l’aporie (contradiction) et recherche, soit du fait qu’elle est incapable de dire s’il faut donner son assentiment ou le refuser.
Pyrrhonienne du fait qu’il nous semble que Pyrrhon s’est approché du scepticisme d’une manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui l’ont précédé. »
En se revendiquant « chercheuse », la voie sceptique ne nie pas la connaissance et ne conteste nullement qu’il soit utile de l’acquérir. Par contre, en générant des affects, la recherche devient « suspensive » et cela d’autant plus que les choses ne sont pas plus ceci que cela. (Sextus, Ibid. L.I. 190.) Toujours pour les mêmes raisons (l’impossibilité de saisir le fond des choses en toute certitude), elle est également « aporétique. » Cela veut dire que la pensée se heurte à d’insurmontables contradictions comme, par exemple, celle qui résulte de la différence d’appréciation au sujet d’un même objet : tel plat semble salé pour l’un et non pour l’autre. Enfin, elle s’affirme « pyrrhonienne » car elle attribue à Pyrrhon la paternité de la doctrine sceptique. Pour Diogène Laërce (Ibid. p. 194), les pyrrhoniens furent également appelés : « Chercheurs, parce qu’ils recherchaient partout la vérité, Sceptiques, parce qu’ils observaient tout, sans jamais rien trouver de sur ; douteurs, parce que le résultat de leurs recherches était le doute ; ignorants, parce que selon eux, les dogmatiques eux-mêmes sont ignorants (et pyrrhoniens du nom de pyrrhon.) »
Que l’on suive Sextus ou Diogène, on ne peut manquer de relever une grande cohérence et une indéniable logique dans la voie sceptique. D’évidence, lorsque l’on cherche sans rien trouver, on ne peut que douter au sujet de cette recherche et de son résultat. Dès lors doute et sentiment d’ignorance ne peuvent que s’imposer. Ici, nous ne pouvons qu’évoquer le doute et la revendication de l’ignorance socratique. Cependant, Socrate n’affirme pas que les choses ne sont pas plus ceci que cela. Il nous dit que ce sont les appréciations et la pseudo-connaissance des choses qui doivent être réformées au nom d’un ordre de réalité qui leur sont supérieur. Il ne révoque pas en doute l’existence d’un critère même s’il ne parvient pas toujours à le cerner (le Théétète, par exemple.) Ceci nous explique pourquoi le doute socratique ne peut en aucun cas être assimilé au doute sceptique. Ce dernier, en effet, est radical car il s’appuie sur les murs aporétiques qui emprisonnent la connaissance.
Reprenant l’avis de Protagoras selon lequel sur toute chose il y a deux discours qui se contredisent l’un l’autre, Sextus affirme que le « principe par excellence de la construction sceptique, c’est qu’à tout argument s’oppose un argument égal (L.I. 12.) » Dès lors, le respect de ce principe implique qu’il est impossible de se faire une idée précise de ce que sont les choses. Sextus n’hésite d’ailleurs pas à englober les expressions sceptiques (“pas plus”, “Rien de plus”, “Pas plus ceci que cela” etc.) dans ce doute radical : « En effet, en ce qui concerne toutes les expressions sceptiques nous n’assurons pas qu’elles sont dans tous les cas vraies, puisque nous disons qu’elles peuvent être annulées par elles-mêmes. Ibid. L.I. 206. » Finalement ce que tente de démontrer Sextus (et à l’opposite de Socrate) c’est « qu’aucune chose n’est par nature telle ou telle, toutes sont affaire d’usage et relatives. (Ibid. L.III. 232.) » Conséquemment, il devient compréhensible que l’on ne puisse saisir ce que sont véritablement ces choses. En fait, nous dit Sextus, nous ne pouvons rien démontrer car nous ne disposons pas de critères dans la mesure ou un critère à besoin d’être démontré pour être véritablement un critère : « La démonstration a besoin d’un critère qui ait été démontré, affirme-t-il, et que le critère a besoin d’une démonstration qui ait fait l’objet d’une décision, ils sont (les dogmatiques) renvoyés au diallèle (Ibid. L.II. 20.) » La démonstration est donc également réfutée car, nous dit Diogène Laërce (Ibid. p. 201, 202) : « Ils disent (les sceptiques) que toute démonstration est faite ou d’après des choses démontrées ou d’après des choses qui ne le sont pas. Si c’est des choses démontrées, ces choses mêmes auront besoin d’une démonstration, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Et si c’est d’après des choses non démontrées (...) l’ensemble n’est pas démontré. »
Récusant toute forme de connaissance a priori (connaissance de principes admis sans tenir compte des faits réels), Sextus montre également les limites de l’empirisme. En effet, selon lui, les sens ne parviennent pas à saisir les choses : « Or si les sens ne saisissent pas les objets extérieurs, la pensée n’est pas non plus capable de les saisir, de sorte que du fait de cet argument lui aussi, nous serons d’avis de suspendre notre assentiment à propos des choses extérieures. Ibid. L.I. 99.) » Sextus réfute donc à la fois le sensualisme (doctrine selon laquelle nos sensations sont à la base de nos connaissances) et le nominalisme (théorie selon laquelle il n’existe rien d’universel dans le monde en dehors des dénominations.) Et, d’évidence, dans la mesure ou il considère que le signifiant (le mot qui désigne) et le signifié (la chose désignée) sont relatifs l’un par rapport à l’autre, le langage lui-même devient relatif.
Donc, pour Sextus, nul critère ni démonstration. Mais, réfutant sans doute Aristote sur ce point, il poursuit en affirmant : « Qu’il est impossible de concevoir la Cause avant d’avoir saisi son effet en tant que son effet. Car nous ne savons que c’est la Cause de l’effet que lorsque nous saisissons celui-ci comme effet. Mais nous ne pouvons pas saisir l’effet de la Cause comme effet si nous n’avons pas saisi la Cause de l’effet comme sa Cause. (...) Si donc, pour concevoir la Cause, il faut connaître au préalable l’effet, comme je l’ai dit, il faut connaître au préalable la Cause, le diallèle ou mène cette aporie (contradiction) montre que les deux sont inconnaissables, étant donné que ni la Cause comme Cause ni l’effet comme effet ne peuvent être conçus. Chacun d’eux, en effet, ayant besoin de tirer son caractère convaincant de l’autre, nous ne pourrons pas dire lequel il faut commencer à saisir la notion de la relation causale. (L.III. 21, 22.) » On pourrait rétorquer à Sextus que la cause et l’effet n’ont nullement besoin de se justifier l’un par rapport à l’autre puisque la relation causale relève de la nécessité. Par exemple, un amoncellement de nuages est la cause de la pluie car, en l’absence de nuages, il ne peut y avoir de pluie. Seulement, et comme le remarque Diogène Laërce (Ibid. p. 204) : « La cause est cause d’un rapport : le rapport avec l’effet. Or le rapport se conçoit seulement, mais n’existe pas comme une chose. Donc la cause est conception de l’esprit simplement, car si elle est cause, il doit y avoir ce dont elle est cause, autrement elle ne serait pas cause. » Certes, mais si l’on revient au concept de nécessité, la cause ne peut exister sans l’effet et inversement. Par exemple, lorsque Diogène prend l’exemple du père pour nous dire que s’il n’existe personne dont il soit le père, il ne peut être père, il nous dit également qu’il est nécessaire que pour être père, il faille qu’on le soit de quelqu’un. Ceci étant, Sextus ne voit pas les choses ainsi. Quelque part, on pourrait dire qu’il est prisonnier du huitième trope d’Enésidème (ou du troisième d’Agrippa) selon lequel tout est relatif. Et, de fait, tout étant relatif, la cause, qui est un pur concept, ne l’oublions pas, ne peut être que relative : « Si, en effet, nous dit Sextus (Ibid. L.III. 28), la Cause, en tant qu’elle est relative, ne peut pas être conçue avant son effet, et si, pour être conçue comme Cause de son effet, elle doit être conçue avant son effet, et s’il est impossible que quelque chose soit avant ce avant quoi on ne peut pas le concevoir, il est impossible de concevoir la cause. » Si Aristote était près de nous, sans doute objecterait-il que l’effet avant d’être un acte est en puissance et que la cause serait précisément la cause de son apparition en tant qu’acte. Je ne m’y oppose pas, répondrait peut-être Sextus, mais si la cause est le moteur de l’effet, quel est le moteur de la cause ? (Souvenez-vous, si le dieu des chrétiens est la cause de tout ce qui existe et, a fortiori, des hommes, qu’elle est sa propre cause ?) Ici, l’aporie et la régression à l’infini relèvent de l’évidence comme l’affirme le deuxième trope d’Agrippa : « Il n’est pas possible d’affirmer solidairement ce qui est en question, parce que chaque chose tire sa certitude d’une autre, et ainsi jusqu’à l’infini. »
Si l’on veut bien suivre Sextus, le (ou les) dieu (x) ne peut être la cause de quoi que ce soit. Par conséquent, pas de cause créatrice ex nihilo (à partir de rien) si chère aux chrétiens. Cependant, Sextus n’en reste pas là. Avec une incontestable virtuosité intellectuelle, il démontre que, non seulement de n’être point l’objet d’un consensus, la notion même de dieu ne peut avoir de réalité objective. Prenons quelques exemples : « Or, nous dit-il, puisque parmi les dogmatiques les uns disent que le dieu est un corps, les autres qu’il est incorporel, que les uns disent qu’il a forme humaine (anthropomorphisme), les autres non, que les uns disent qu’il occupe un lieu, les autres non, et que parmi ceux qui disent qu’il occupe un lieu, pour les uns c’est à l’intérieur de l’univers (le panthéisme stoïcien) et pour les autres à l’extérieur (dans les inter-mondes d’Epicure), comment pourrons-nous saisir la notion du dieu si nous ne sommes d’accord ni sur sa substance, ni sur sa forme, si sur le lieu dans lequel il se trouve ? (Ibid. L.III. 3) » Ici, Sextus dénonce l’absurdité des représentations de la croyance. Croire, en effet, ne relève même plus du dogmatisme mais de la caricature du dogmatisme. D’ailleurs, il insiste : « Mais, disent-ils (toujours les dogmatiques), concevant quelque chose d’incorporel et de bienheureux (les épicuriens), posons que c’est cela le dieu. Mais c’est une niaiserie. Car de même que celui qui ne connaît pas Dion ne peut pas penser les attributs de celui-ci comme attributs de Dion, de même puisque nous ne connaissons pas la substance du dieu, nous ne pourrons ni apprendre ni concevoir ses attributs. (Ibid. L.III. 4.) » De fait, puisque les dieux sont inconnaissables, (rappelons le fragment 34 de Xénophane : « Il n’y eut dans le passé et il n’y aura jamais dans l’avenir personne qui ait une connaissance certaine des dieux et de tout ce dont je parle. »), l’idée que l’on puisse s’en faire relève de la pure subjectivité. Plus loin, Sextus démontre que l’existence du dieu ne relève même pas de l’évidence commune puisqu’elle ne peut en aucun cas être démontrée. Plus loin encore (Ibid. L.III. 9) , Sextus s’interroge sur les bienfaits que l’homme peut espérer du divin : « Celui qui dit qu’il existe un dieu prétend soit qu’il exerce une providence sur les choses qui sont dans le monde (les stoïciens), soit qu’il n’en exerce pas (les épicuriens). Et s’il exerce une providence, c’est soit sur toutes les choses, soit sur certaines. Mais s’il a exercé sa providence sur toutes, il n’y aura rien de mauvais ni aucun mal dans le monde ; mais ils disent que tout est rempli de mal (souvenons-nous du sophiste Thrasymaque : « Les dieux ne regardent pas les choses humaines ; en effet, ils ne manqueraient pas de prendre le plus grand des biens chez les hommes : la justice.) »
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